La-Cave-aux-Mots

Après un essai (marqué) consacré à l’œuvre de Lovecraft, et deux recueils (très inégaux) de poésies, Michel HOUELLEBECQ voit publier son premier roman "Extension du domaine de la lutte" en 1994. Roman à forte propension autobiographique, que l’on pourrait d’ailleurs rapprocher d’une autofiction, il met en scène un narrateur, jeune trentenaire célibataire, technicien en informatique, qui nous dépeint son quotidien. Un quotidien qui s’illustre par sa vacuité abyssale : absence de lien social et familial, désert affectif, abandon sexuel… « Je » nous dresse un portrait éloquent de cet individu qui n’est pas forcément si loin de nous : cette personne fade et transparente, cet être moyen, appartenant à la classe moyenne, ayant une vie moyenne, et dont les ambitions crispées, dont les espoirs déçus enrayent toute perspective d’émancipation. Acariâtre de nature, cynique par défaut, « Je » cristallise les deux grands maux de la société occidentale contemporaine : la solitude, et son corollaire la dépression. Dans son métier (rébarbatif au possible), « Je » ne trouve aucune forme d’épanouissement personnel. Ses rapports avec ses collègues demeurent contrefaits, superficiels, terriblement lâches. « Je » est un anonyme qui ne s’attache à rien. Qui passe comme une ombre et ne laisse aucune trace. Son ton est le plus souvent désabusé : des mots d’un soixantenaire sous la plume d’un trentenaire. Plus rien ne l’émeut. Son encéphalogramme émotionnel est un long trait plat évoquant son propre horizon : figé. Figé sur l’immobilisme, sur l’horizontalité, sur l’absence criante de reliefs, de désirs, d’envies, de rêves. Car « Je » est prisonnier du mal qu’il génère… La dépression est une cage dont on referme soi-même la porte. Cette déréliction imprime au roman sa tonalité générale qui se ressent jusque dans sa sève intime : le style, la prose du narrateur. Certaines descriptions s’avèrent mécaniques, techniques, chirurgicales dans le sens le plus froid du terme, à base de phrases courtes, minimalistes, hachées : aucune chaleur, aucune vie ne s’en dégage. Le détachement et l’indolence dont fait parfois preuve le narrateur vis-à-vis de la réalité et de ses connaissances confine à la schizoïdie :

"Après le départ de Tisserand, j’ai mal dormi ; sans doute me suis-je masturbé. A mon réveil tout cela était gluant, le sable était humide et froid. J’en avais franchement assez. Je regrettais que Tisserant n’ai pas tué le nègre ; le jour se levait."

Difficile de ne pas penser – toute proportion gardée – à un autre illustre narrateur mentalement déficient : Patrick Bateman dans « American Psycho » de Bret Easton ELLIS. Mais contrairement à Patrick Bateman qui cultive sa folie à l’ombre de son éclatante réussite sociale et professionnelle, ici, « Je » reste avant tout un perdant, un médiocre, un type cerné par l’échec :

"Je sens des choses qui se brisent en moi, comme des parois de verre qui éclatent. Je marche de part et d’autre en proie à la fureur, au besoin d’agir, mais je ne peux rien faire car toutes les tentatives me paraissent ratées d’avance. Echec, partout l’échec. Seul le suicide miroite au-dessus, inaccessible."

Dans son apathie existentielle, même les sensations les plus extrêmes ne parviennent pas à le tirer de sa claustration léthargique : le sexe l’indiffère, le meurtre le laisse indécis, et il n’a bien sûr ni la volonté ni la force d’attenter à ses jours…

Roman de la médiocrité, de la déréliction, illustration poignante de la dépression, ce mal silencieux qui ronge les sociétés modernes, « Extension du domaine de la lutte » est un premier roman frappé au coin du vécu. Il renvoie forcément le lecteur à sa part d’humanité, et résonne comme un écho troublant aux maux intimes que tout un chacun porte en lui, peut-être inavoués, à l’état larvaire… Un portrait qui touche par sa justesse.