La-Cave-aux-Mots

La-Cave-aux-Mots

Dino BUZZATI - Le désert des tartares


 

Dino BUZATTI, écrivain italien dont le talent s'est essentiellement exprimé au travers de textes courts (ses nouvelles regorgent d'inventivité et d'imagination, évoluant dans un registre fantastique de la plus belle facture : relire à ce titre le recueil des « Nuits difficiles »), a établi sa renommée par l'entremise de son troisième roman, publié en 1940, et considéré par beaucoup comme l'un des textes incontournables du XXème siècle : « Le Désert des Tartares ». Sur les traces de Camus, Kafka, et Schopenhauer, l'écrivain nous livre sa vision personnelle et pessimiste de la condition humaine que l'on pourrait résumer à ce concept : la vaine attente.

Le lieutenant Giovanni Drogo, jeune officier, la trentaine fringante, fraîchement émoulu de l'académie militaire, prend sa première affectation au fort Bastiani, un point stratégique retranché, à la frontière d'un désert s'étendant à perte de vue jusqu'à un nord vague et inaccessible. S'il endosse ses nouveaux galons avec fierté et ambition, il ne tarde pas rapidement à regretter ce poste : le fort Bastiani est un bastion croulant, coupé du reste du monde, dont la garnison vit en autarcie, loin de tout, dans une solitude grégaire que rien ne vient égayer. Les journées défilent laborieusement au rythme des rondes, des excursions dans le désert, des marches de reconnaissance, du passage en revue des troupes, et seul l'infime espoir de voir un jour survenir un hypothétique ennemi empêche les hommes les moins perspicaces de ne pas demander leur mutation. Giovanni comptait rester quatre mois. Mais passé ce délai, il constate qu'il s'est acclimaté à la vie du fort. A ses habitudes parfaitement rodées qui tiennent lieu de petits rituels rassurants, à la compagnie des autres soldats avec lesquels il a sympathisé. Giovanni a fait du fort son univers au détriment de son ancienne vie, de ses rêves, de ses désirs. Le fort devient son unique perspective, son seul champ de possibles ; l'immensité montagneuse du désert, son seul horizon. Et ce qui devait être une affectation provisoire finit par prendre la forme d'un contrat à vie...

Avec « le Désert des Tartares », Buzatti signe un grand roman sur l'absurdité de la condition humaine. Au côté de soldats au caractère attachant, tous liés par les mêmes inclinaisons, l'écrivain ménage une place de choix à deux autres personnages : le fort Bastiani, et le désert qui l'entoure. Désert dépeint par l'entremise de descriptions poétiques qui accentuent son caractère fantastique, irréel. Un « No man's land » au sein duquel les hommes deviennent des entités anachroniques, anonymes, dont l'unique but existentiel se résume à une vaine attente seule tributaire d'un instant de gloire : les soldats attendent la venue de l'ennemi, et ils s'accrochent au moindre signe révélateur (une tâche floue perdue sur l'horizon, un mouvement perçu entre deux escarpements montagneux) pour nourrir leurs espérances et se convaincre de rester. Rester des mois, des années... Le fort Bastiani exerce sur les hommes une attraction souterraine, pernicieuse et indicible, qui lentement et irrémédiablement les coupe du monde réel et de la société : lorsqu'au détour de ses permissions, Giovani Drogo retourne en ville pour retrouver ses proches et sa famille, le temps a malheureusement opérer son office : les liens se sont distendus, les êtres aimés ne sont plus les mêmes, Drogo devient peu à peu un inconnu auprès de ceux pour qui il comptait. « Le Désert des Tartares » s'inscrit aux frontières des genres : il possède les aspects d'un conte métaphysique ou d'un récit allégorique, car jamais son lieu, sa géographie, sa temporalité ne sont clairement précisés : le roman a quelque chose d'atemporel - littéralement : en dehors du temps -. Son action peut très bien s'être déroulée il y a deux siècles, comme elle pourrait survenir dans un avenir lointain. Cette absence de balise contextuelle entraîne deux effets à la lecture : le premier, celui de donner au lecteur l'impression d'évoluer dans un univers étrangement nébuleux, entre onirisme et réalité (spécificité développée dans la plupart des nouvelles fantastiques de l'écrivain). Le second, celui d'ériger le roman au rang d'aeuvre universelle, dans le sens où le roman devient exclusivement centré sur l'homme, son comportement, son rapport aux autres, à la société, à son environnement.

Roman appartenant aux classiques de la littérature du XXème siècle, « Le désert des Tartares » se lit et se relit avec un plaisir renouvelé : si le style pâtit de quelques tournures ou formules désuets, la thématique soulevée par l'écrivain, la subtilité du regard qu'il porte sur la condition humaine, ne cessent d'interroger et d'interpeller. A lire.



25/05/2013
0 Poster un commentaire
Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 5 autres membres