La-Cave-aux-Mots

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Philippe DJIAN - Incidences



Marc, un prof de fac quinquagénaire, embryon frelaté d'écrivain, à défaut d'écrire avec "grâce", décortique l'aeuvre de ses pairs dans ses ateliers d'écriture. Il fume tout le temps. Au lit. Dans sa voiture. Dehors. En marchant. En courant. En parlant à son directeur. En baisant. En baisant ses étudiantes, évidemment, qu'il conquiert à la chaîne, parce que Marc à ça dans le sang. Marc est une espèce de caricature, l'un de ces vieux dinosaures anachroniques tout droit jailli de la rencontre d'un mai 68 et de la révolution sexuelle aux States. D'ailleurs, l'action du roman, tout comme sa tonalité, est à la croisée des cultures : bien que se déroulant dans un hypothétique sud de la France, le comportement ouvertement provocateur, réactionnaire, et anticonformiste de Marc, figure du Prof de fac cynique et blasé, tout comme son bagout naturel et sa nonchalance de cow-boy, nous renvoie à un personnage ricain dans le fond de son âme jusqu'à la pointe de ses bottes. La haine acrimonieuse qu'il nourrit à l'endroit de son supérieur hiérarchique est aussi symptomatique de ces personnages sortis des comédies universitaires américaines ou britanniques. En clair, si le décor est made in France, les personnages et leurs interactions sont définitivement estampillés Outre-Atlantique. Du coup, on a l'impression, dès les premières pages, d'évoluer dans un registre et un cadre assez bizarres, pas tout à fait définis. Il faut dire que le pitch nous y invite aussi : un beau matin, Marc se réveille, prêt à s'en griller une et à dire à la charmante étudiante qui a passé la nuit avec lui de rentrer chez elle. Oui mais voilà. La jeune étudiante en question n'est plus qu'un cadavre. Le réflexe de Marc ? Aller se débarrasser du corps dans une crevasse rocheuse, une faille creusée dans la forêt non loin. Djian lance donc des pistes. Parce qu'on ne nous la fait pas, à nous, lecteur averti, on soupçonne que le meurtre est un coup monté. Du coup, le roman prend la tangente d'un polar. Qui a tué Sarah ? demande l'inspecteur. Et pourquoi ? On s'attend à ce qu'il y ait d'autres crimes inexpliqués, des flics ripoux, une poursuite en bagnole sur les chapeaux de roues, des coups de feux dans la nuit, un mec super balaise au combat à mains nus... Mais on se trompe lourdement. Car Djian est un écrivain suprêmement habile. Et sous sa plume, l'amour s'en mêle : la belle-mère de la jeune étudiante retrouvée morte aux côtés de Marc vient à notre narrateur comme une vénus amourachée, femme mature pleine de promesses et de mystères, parangon de la sensualité, et Marc tombe spontanément sous ses charmes. Le coup de foudre est bilatéral. Immédiat. La relation, furieusement charnelle. Un truc qui les laisse tout fumants. Ce qui arrange bien notre actionnaire chez Winston. Et donc, le lecteur de basculer en plein dans le roman d'amour sur fond de chronique universitaire. Et de se demander, légitimement : Mais on est où, là ?

Tout cela tournerait vite à l'eau de boudin tout à fait oiseuse si, au fil des pages, noyé sous la logorrhée incontinente du nombrilisme égocentrique de Marc, Djian nous en dévoilait plus sur son passé trouble. Mais toujours par petits coups hésitants. Toujours par touches timorées. Et c'est là la grande qualité du roman. Ce parti pris narratif du non-dit, qui esquisse plus qu'il n'affirme, qui suggère plus qu'il n'éclaire, et qui laisse au final l'imaginaire du lecteur combler les zones d'ombres, remodeler la mosaïque déconstruite du passé de Marc semblant graviter autour d'un traumatisme terrible survenu dans son enfance. C'est là, précisément, que le roman devient simplement magistral. Une démonstration ahurissante de construction et de finesse. Car les frasques libertines de Marc, son tabagisme forcené, cette caricature maousse costaud qu'il incarne et qui peut parfois copieusement agacer par son côté trop forcé (trop fumeur, trop misogyne, trop cynique, trop égoïste), trop superficiel aussi, n'est que l'arbre qui cache la forêt. Ou, plus justement, la porte de placard refermée sur les cadavres. A mesure que l'on s'enfonce dans le roman, les choses pas nettes se révèlent, comme des flashs intermittents éclairant un pan de vérité nauséabond et huileux : ça pue, mais ça nous échappe. Ça nous glisse entre les doigts, mais ça reste quand même incrusté. La relation de Marc à sa saeur, elle aussi prof dans la même université... Tient... Ils partagent la même baraque ? A cinquante ans ? C'est bizarre. Et puis ce passé, donc, qui ressurgit, par à-coups, comme des coups de tonnerre silencieux lacérant la nuit. Et bien vite, l'insipide quotidien de Marc qui croit se racheter une conduite et passer le cap fatidique de la cinquantaine en ayant enfin trouvé la stabilité du véritable amour blablabla, nous apparaît totalement bénin, futile. Sa recherche d'équilibre existentiel, on s'en contrefout : l'essentiel, c'est ce passé qui se dévoile et qui explique tout, qui nous précipite vers une fin qu'on entrevoit tragique, prédestinée, inéluctable. C'est cette folie inavouée, tapie dans l'ombre, véritable ligne de faille du roman, matrice motrice, incidence tue qui se nourrit d'elle-même pour se reproduire...

Impossible d'en révéler davantage sans déflorer l'intrigue. Juste ajouter que le style de Djian est simplement délectable. Qu'il a le goût cancéreux du whisky mêlé à la fumée de clopes. Certaines scènes vous concassent littéralement la gueule : lorsque Marc se réfugie dans cette crevasse rocheuse en pleine forêt, contre la roche humide et suintante, recroquevillé comme un nourrisson dans sa matrice. Cette faille qui devient du coup l'allégorie magnifique, la parabole splendide de ce puits d'ombres intérieur dans lequel le narrateur a balancé les cadavres de son passé. Ou encore, cette scène du flic, sous le soleil qui cogne, où la folie délétère, enfin, fait craquer le réel, et se dévoile, effrayante, mais si évidente. Ou encore cette scène tout à la fin, lorsque Marc se trouve devant un lac au crépuscule, aux côtés de ... - Bon dieu je peux pas le dire, mais ce passage m'a tellement retourné ! - et que les derniers rayons du couchant viennent s'écraser contre la nappe liquide en un embrasement dantesque, et que cela produit le déclic fatidique et libérateur qui permet enfin de lever le voile, sans là encore jamais apporter de réponse réelle, sur le point d'encrage du traumatisme dont tout est parti... Et ce dernier chapitre, oui. Inéluctable, qui explose comme une bombe. Qui fait penser à Un roi sans Divertissement de GIONO... Là où tout s'explique, et où tout se noue...

Je crois que je pourrais parler de ce roman pendant des heures. C'est juste l'une des meilleures lectures que j'ai faite depuis le début de l'année. Je ne connaissais pas Djian. J'étais con. Ce bouquin est une lecture indispensable. Et Djian est incontestablement un des plus grands écrivains français américains dans l'âme du moment. En fait, un très grand écrivain tout court.



25/05/2013
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