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Ernst JUNGER - Orages d'acier


Lieutenant allemand au cours de la première guerre mondiale, officier d’occupation durant la seconde, Ernst Junger a eu une destinée qui laisse pour le moins dubitatif : il a traversé les deux principaux conflits mondiaux qui ont déchiré le siècle passé au pas de course, façon parcours de santé, pour rouler insensiblement ses vieux jours jusqu’au centenaire passé (il est mort à l’âge de 103 ans). Une longévité improbable qui s’accorde à une destiné tout aussi incroyable, et dont l’une des premières expériences nous est livrée dans ce présent "Orages d’acier" publié pour la première fois en 1920, retravaillé par l’auteur des années plus tard, et qui nous retrace le rôle décisif que ce jeune homme alors âgé d’une vingtaine d’années a occupé dans le camp allemand durant la première guerre mondiale…

Une manière, donc, de se replonger dans l’ardeur de ces combats dont nul aujourd’hui n’est capable de se représenter la véritable férocité. L’occasion de se remettre en mémoire l’inhumaine expérience qu’a consistée pour les hommes de l’époque la guerre des tranchées : où le soldat, pouilleux, terré dans son trou à rat au plancher boueux grouillant de vermines, son uniforme rendu humide par l’eau et le sang, le corps gelé par le froid de l’hiver, les nerfs soumis à une exaspérante passivité, attend le signal de l’assaut qui augurera de son sort… A travers le regard de ce tout jeune soldat, on assiste à l’évolution extérieure du conflit (les combats du front nord auxquels Ernst Junger a principalement participé : la bataille de la Somme, la bataille de Cambrai), mais aussi à l’évolution intérieure d’un homme dont le moral et la volonté pourtant pétris de convictions patriotiques se voient érodés par l’action d’une guerre de la démesure décrite in texto pour ce qu’elle est : une monstrueuse machine de destruction humaine. La certaine indifférence – le terme exact serait peut-être distance ou détachement – avec laquelle l’auteur nous rapporte ses actions de guerre renforce considérablement la violence et la rudesse de leur impact sur notre sensibilité d’homme moderne. On vit véritablement certains épisodes rapportés par l’écrivain, et jamais, aux oreilles du lecteur, l’épouvantable fracas des obus, des explosions, les cris des soldats à l’agonie, n’auront adopté autant d’ampleur et de réalisme… D’une écriture volontairement détachée, le roman d’Ernst Junger n’est pas sans aborder, aux détours de quelques poignants passages, ce gouffre béant aux bords duquel, à certains moments, la guerre fait tituber les soldats :
"Il flottait au-dessus des ruines, comme de toutes les zones dangereuses du secteur, une épaisse odeur de cadavres, car le tir était si violent que personne ne se souciait des morts. On y avait littéralement la mort à ses trousses – et lorsque je perçus, tout en courant, cette exhalaison, j’en fus le premier surpris – elle était accordée au lieu. Du reste, ce fumet lourd et douceâtre n’était pas seulement nauséeux : il suscitait, mêlé aux âcres buées des explosifs, une exaltation presque visionnaire, telle que seule la présence de la mort toute proche peut la produire.
C’est là, et au fond, de toute la guerre, c’est là que j’observai l’existence d’une sorte d’horreur, étrangère comme une contrée vierge. Ainsi, en ces instants, je ne ressentais pas de crainte, mais une aisance supérieure et presque démoniaque ; et aussi, de surprenant accès de fou rire, que je n’arrivais pas à contenir." (P123-124)
…La folie, toute proche. Qui guette. Fléau impartial qui aura autant lacéré les esprits que les corps… Comment, au terme de cette lecture, ne pas repenser à l’œuvre d’un Breton, ou d’un Aragon ? En ce sens, Orages d’acier devient un éclairage nécessaire à tout un pan de notre culture…

Une autre chose marque profondément le lecteur : c’est le respect, affiché et assumé, qu’entretient l’écrivain alors soldat à l’égard de ses ennemis. Comme si cette guerre, entamant le XXème siècle, possédait, sous la graisse de la technologie et de la machinerie de sa monstrueuse armada, les vestiges d’une sorte d’ "éthique" ou de "code d’honneur" hérité des guerres passées, et que l’on ne retrouvera définitivement pas dans le comportement des combattants de la seconde. Certains scènes de ce roman font ainsi montre d’une touchante humanité : si dans la férocité des assauts les plus intenses, le soldat s’abandonne au courant de la haine, jamais il ne tue sciemment son ennemi, le considérant, en dépit des enjeux bien réels du conflit, non comme l’abstraite incarnation d’un opposé, mais avant tout comme un homme, un être humain, un semblable. Cette lucidité qui s’associe clairement à une certaine noblesse de caractère, et qu’on ne pourrait évidemment pas étendre à tous les soldats allemands, anglais ou français de l’époque, frappe réellement le lecteur et évite au roman, pourtant daté, de sombrer dans ce qui aurait pu passer pour une alacrité patriotique, ou dans le sens contraire, une excessive contrition. Au-delà du simple témoignage de guerre, Orages d’acier se dévoile ainsi comme un roman avant tout profondément humain.

La trajectoire insensée d’Ernst Junger, cet écrivain qui aura défié la mort et le temps avec la plus improbable insolence, ne peut que susciter la fascination. Témoignage éprouvant d’une page inoubliable de notre histoire, "Orages d’acier" reste un témoignage essentiel de la première guerre mondiale et ne donne qu’une envie : se plonger dans le reste de l'oeuvre de son auteur.



25/05/2013
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