La-Cave-aux-Mots

Kathrin Schroke est une jeune auteure allemande née en 1975, spécialisée dans la littérature pour enfants et jeunes adultes, et bénéficiant d’une réputation bien établie dans son pays d’origine. On lui doit une bibliographie conséquente couronnée de nombreux prix, comme le Nettetaler Youth Book Prize en 2010 ou le Hansjorg-Martin Prize, catégorie meilleur thriller allemand pour la jeunesse. Son dernier roman, « Freak City » a été nominé pour le German Youth Literature Prize de 2011. Il est traduit en français cette année et publié chez « La joie de lire » dans la collection « Encrage ».

Mika, jeune adolescent sans histoire, traverse une passe difficile. Alors que l’été approche, sa petite amie, Sandra, désire prendre ses distances, lui imposant une « pause » qu’elle juge nécessaire. Et lui, depuis deux semaines, accuse durement le coup. Amoureux, il l’était. Et pas qu’un peu. Sandra, c’était son soleil. Une fille du genre idéale : chanteuse dans un groupe de rock, intelligente, aussi belle que talentueuse, une véritable boule d’énergie poussée par une ambition féroce… Alors, pour tenter de l’oublier, Mika cherche à remplir ses journées tant bien que mal. Il traîne avec ses deux amis : Baston, qui fréquente Helen depuis des années, et Calimero, son pote pataud et maladroit. On est en juin. Il fait chaud. La ville qui baigne dans une atmosphère de relâchement et de décontraction annonce les vacances d’été à venir. Et la rencontre se produit à l’angle d’une rue. Tandis que Mika et ses deux compères arpentent le centre-ville, ils se glissent dans le sillage d’une parfaite inconnue, jeune adolescente à la beauté magnétique. Leur curiosité est d’autant plus égaillée par la réaction de la jeune fille : elle ne répond à aucun de leurs sifflements et traverse un passage clouté sans s’arrêter, la tête haute, démarche hautaine, tandis que le feu piéton est au rouge, manquant se faire renverser par un cinq tonnes… Réaction de pure insouciance qui a sur Mika un effet salutaire : durant quelques secondes, il n’a plus pensé à Sandra, son ex. Pourtant, Sandra continue de l’obséder, quoi qu’il fasse. Et lorsqu’il croise par hasard sa route un peu plus tard, il ne peut s’empêcher de la suivre. Une piste qui le conduit au « Freak City », un bar moderne tenu par une tenancière philanthrope. Au programme cette semaine, un concept résolument original : sensibiliser la clientèle au handicape des aveugles. Dans la cave du bar plongée dans une obscurité totale, les consommateurs sont contraints de ne plus percevoir la réalité que par les sons… Mika croyait espionner Sandra, mais au sortir de cette expérience, c’est sur la mystérieuse et téméraire inconnue de la rue qu’il retombe. Le hasard ferait-il bien les choses ? Il apprend qu’elle s’appelle Léa. Il apprend aussi qu’elle est sourde de naissance. Un monde les sépare. Pourtant, quelque chose d’irrésistible le pousse vers elle. Quelque chose qui ressemble bien à de l’amour…

Dans un récit à la première personne tout à fait émouvant, Kathrin Schroke convie donc son lecteur à se glisser dans la tête de Mika, adolescent en proie aux affres d’une séparation subie. Entre Sandra, son ex, et la mystérieuse Léa, son cœur balance. Jusqu’où peut-on aller par amour ? C’est un peu la question que pose « Freak City ». L’improbable rencontre de Léa va en effet pousser Mika à faire fi des préjugés sociaux et à défier les contraintes qu’une telle relation impose. Il va se mettre au langage des signes, et, au fil des pages, va réussir à se rapprocher de Léa, contre l’attente de sa famille et de ses amis. Pour le lecteur, c’est une porte d’entrée dans l’univers si particulier des personnes atteintes de surdité : un monde de silence perpétuel, où le robinet qui coule ne fait pas plus de bruit que le klaxon d’un semi-remorque ou qu’un concert de rock, où la musique n’est qu’une parfaite abstraction, et les mots, des entités écrites mais jamais entendus… Réapprendre à communiquer et à percevoir son environnement : un passage obligé pour comprendre Léa et pour prétendre l’atteindre. Ce à quoi va s’employer Mika, en dépit des innombrables difficultés qui ne manqueront pas d’entamer sa volonté, comme le regard moqueur de sa famille et de ses proches, comme le scepticisme affiché de la famille de Léa, avec sa mère et sa sœur si distantes, comme les réactions parfois si vives et emportées de Léa, qui vit dans sa bulle, si belle, si franche, si innocente, parfois si proche et parfois si lointaine… L’auteure ne fait jamais preuve de commisération dans sa manière de traiter son sujet. Elle cerne le personnage de Léa avec une justesse qui touche au but – c’est-à-dire, au cœur – et la relation de Mika et de Léa, au-delà de l’amour adolescent amené peut-être à s’épanouir en sentiment plus durable, prend la tournure habile d’une belle leçon de vie dont on ressort un peu grandi. Car le véritable amour ne connaît aucune barrière…

Belle et émouvante histoire d’amour qui ne sombre jamais dans la mièvrerie, rencontre de deux mondes pas si étanches que ça, « Freak City » est une petite réussite qui réservera à ses lecteurs un agréable moment. Il comblera les adolescents comme les plus âgés, en touchant les premiers par sa thématique et en soulevant chez les seconds des questions plus profondes, notamment sur la communication et la nature insaisissable des sentiments. Un roman pas loin du coup de cœur.