La-Cave-aux-Mots

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Johan HARSTAD - 172 heures sur la lune


Johan Harstad est un écrivain et dramaturge norvégien né en 1979, auteur de quatre romans et de deux recueils de nouvelles. « 172 heures sur la lune » a été publié en Norvège en 2008 et a remporté le prestigieux prix Brage jeunesse (comparable au Goncourt en Norvège). Il est traduit cette année en France, et publié chez Albin Michel Jeunesse.

 


2019. Parce que la NASA est reléguée à une structure en déperdition et qu'elle a perdu l'aura prestigieuse dont elle profitait le siècle passé, elle met sur pied une campagne dont l'issue devrait renflouer ses caisses et considérablement redorer son blason auprès de l'opinion mondiale. Pour le cinquantième anniversaire de l'alunissage d'Armstrong et d'Adrin, ses dirigeants décident de monter une nouvelle expédition. L'originalité du projet : sur l'équipage de huit spationautes y participant, trois seront des civils. Et pas n'importe lesquels : des adolescents, entre quatorze et dix-huit ans, tirés au sort lors d'une grande loterie planétaire fortement médiatisée. Coup de pub assuré pour la firme spatiale qui, par ce biais, devrait renouer avec l'intérêt des jeunes générations. Une fois les candidats sélectionnés, ces derniers suivront un entraînement de plusieurs mois avant d'entamer leur mission. Une mission dont la visée, au-delà de sa dimension lucrative, demeure floue : il y a bien la perspective d'occuper une base lunaire dont l'existence a été jusqu'alors tenue secrète : DARLAH 2, sise dans le secteur de La Mer de la Tranquillité, une station érigée entre les années 1974 et 1976 dans la plus stricte confidentialité. Les astronautes devraient y résider 172 heures et opérer des sorties afin de récolter un métal précieux : le Tentale 73, second objectif de leur mission. Mais derrière ces arguments très officiels se cache une raison moins avouable et éminemment plus inquiétante... Et sans le savoir, les candidats à cette équipée moderne se précipitent vers un danger dont nul ne peut mesurer la portée réelle...

Scindé en trois parties - dont deux principales de taille équivalente, la troisième faisant davantage office d'épilogue - « 172 heures sur la lune » se révèle un roman jeunesse empruntant autant à l'anticipation qu'au thriller. La première partie, sémillante et accrocheuse, met en scène les trois adolescents retenus pour cette aventure spatiale. Il y a Mia, jeune norvégienne de 16 ans, la rockeuse du trio : fan inconditionnelle des « Talking Heads » qui datent pourtant d'une autre époque, elle joue dans un groupe avec sa bande de copines, affiche un look criard, et n'est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. Elle nourrit pour son groupe de grands projets, en rêvant de se voir sous les feux des projecteurs, dans des tournées d'envergure mondiale, écoulant des millions d'albums... Ce voyage jusqu'à la lune, elle n'en a strictement rien à fiche... Et lorsqu'elle apprend que ses parents l'y ont inscrite sans lui demander son avis, elle ne manque pas de leur faire comprendre leur erreur. Midori vit au Japon. Longtemps rejetée par ses camarades de classe, elle s'est réfugiée dans l'univers de la mode pour affirmer auprès des autres sa personnalité. A ses yeux, la loterie lunaire est une aubaine : l'opportunité d'échapper à un quotidien rébarbatif et à un avenir formaté pour s'accrocher à la perspective de concrétiser l'un de ses rêves secrets : s'installer à New York afin d'y mener une vie d'artiste bohème, sans attache, libre et émancipée. Antoine, quant à lui, a 17 ans. Il vit sur Paris. Il vient de se faire plaquer par Simone dont il était éperdument amoureux, et la rupture ne s'est pas faite sans douleur. Son unique désir est de mettre entre lui et son ex le plus de distance possible. Et à ce titre, la lune lui semble plutôt bien lotie...

Une première partie franchement réussie au cours de laquelle nous suivons ces trois personnages, depuis leur inscription au concours jusqu'au décollage de la fusée Saturn V qui les catapultera à des centaines de milliers de kilomètres de la Terre. L'auteur dresse une suite de portraits attachants, en usant d'un style à la fois percutant, décontracté et accessible qui se coule au plus près des pensées intimes des jeunes héros, tous trois différents sur bien des points. Des photos en noir et blanc (de la campagne promotionnelle de la NASA, du studio où répète le groupe de Mia, d'une rue du Japon, d'une portion de Central Park, et dans la seconde partie : de la lune, de plans de la base DARLAH...) émaillent le récit, illustrant à bon escient les lieux et permettant au lecteur de s'immerger un peu plus dans la « réalité romanesque »... Au parcours de ces trois cosmonautes en herbe vient s'ajouter le récit tout aussi attachant d'Oleg Himmelfarb, un vieillard placé en maison de retraite, qui n'a malheureusement plus toute sa tête, et qui par le passé a été en lien avec la NASA pour des missions classées « secret défense ». Tandis que pour les trois adolescents, le climat est aux réjouissances et que cette première partie adopte des allures de colonie de vacances (studieuse néanmoins...), les inexplicables crises d'angoisse du vieillard dans sa maison de retraite, qui suit à la télé l'évolution de la mission, tempèrent la bonne humeur générale pour nous préparer au climat nettement plus angoissant de la seconde partie... Car passée la phase d'alunissage, le roman amorce une tangente à laquelle l'écrivain ne nous avait pas vraiment préparés. D'accord, il avait bien semé de-ci de-là quelques mises en garde, quelques pistes, fait scintiller en demi-teinte quelques voyants d'alerte - dans le prologue notamment et par l'intermédiaire des réactions inexplicables d'Oleg Himmelfarb, mais aussi par certains pressentiments des trois héros... Mais l'habilité incontestable du roman est de nous projeter littéralement, par un jeu incisif d'oppositions entre Terre et lune, dans une seconde partie où l'épouvante se déploie dans toute son authenticité. A une première partie placée sous le sceau de la vie (sur la Terre), la seconde partie oppose une ambiance mortifère où le surnaturel surgit comme une ombre, légitimé par le cadre désincarné où il prend place (la lune). Le voyage devait se réduire, pour les trois adolescents, à un séjour à « Disneyland en plus compliqué », dixit les dirigeants de la NASA. Il ressemble plutôt à un voyage en enfer. Difficile de ne pas évoquer quelques prestigieuses références cinématographiques : « Alien, le huitième passager » de Ridley Scott, « Solaris » des Tarkovski, mais aussi, « 2001 l'odyssée de l'espace » de Kubrick, ou, plus récemment, « Sunshine » de Boyle. L'auteur joue habilement avec une peur primitive et fondamentale innée à l'être humain : celle du néant, du vide, et de ce qu'ils sont susceptibles de cacher comme d'enfanter. C'est avec un certain brio qu'il use de ce levier phobique, et la réussite de son roman réside moins dans les outils et recettes de son fantastique (déjà exploités au demeurant) que dans la manière adroite qu'il a de faire de la lune un personnage à part entière, vecteur de l'entropie et de l'abomination.

Alors bien sûr, les lecteurs plus âgés et un tantinet pointilleux ne manqueront pas de relever les invraisemblances qui parsèment le récit, ainsi que quelques incohérences scientifiques. Ils pourront aussi afficher une moue sceptique quant à la fin facile et rapidement expédiée. Mais les plus jeunes se laisseront sans le moindre doute happer dans cette inexorable descente vers l'enfer qui leur réservera plus d'un frisson tout en les rappelant, par contiguïté, à une époque où la conquête spatiale marquait la jonction du rêve et de la réalité. Et rien que pour ça, il paraît difficile de passer à côté...

 


Parfaite démonstration du roman d'anticipation aux encoignures d'épouvante, « 172 heures sur la lune » réserve au lecteur une première partie captivante, avec trois héros cosmonautes en herbe croqués sur le vif, et une seconde partie nettement plus oppressante, qui glisse irrémédiablement vers l'horreur. Un voyage vers des terres de cendre dont les jeunes lecteurs ne ressortiront peut-être pas indemnes...

 

 

Extraits


« Antoine Devereux, seize ans, se tenait sur le quai de la station de métro Dupleix - seul. Ça avait été une longue journée, une des plus longues, une de ces journées qui n'en finissent pas de s'éterniser quels que soient les efforts que vous déployez pour tuer le temps. Mais la matinée avait été différente. Ça avait été une belle matinée, comme toutes celles qu'il avait vécues ces cinq derniers mois depuis qu'il avait fait la connaissance de Simone à la fête d'Arnaud, à Montmartre. Une semaine plus tard, ils s'étaient revus, et depuis, ils ne s'étaient plus quittés. A partir de ce moment-là, il s'était presque arrêté de dormir. Non pas qu'il ait besoin de sommeil, d'ailleurs : être avec elle équivalait quasiment à être branché en permanence à une énorme batterie. Elle était le genre de fille pour laquelle n'importe qui déclencherait une guerre mondiale. Et il était à deux doigts d'avoir envie de partir s'installer avec elle sur une île déserte, où nul ne viendrait les importuner, juste histoire d'être sûr que personne à part lui ne découvrirait le petit bijou de perfection qu'elle était en réalité.
Or, c'était trop tard.
Le monde l'avait découvert, et le temps concédé à Antoine par le parcmètre de l'amour venait d'expirer. Un abruti prénommé Noël, qui plus est surgi de nulle part, l'avait ramenée à de meilleurs sentiments - en tout cas à des sentiments différents.
Et ça, en plein mois d'avril. Il fallait que ça me tombe sur le coin de la figure en avril, à Paris - putain ! Dans le genre tragédie, on ne faisait pas mieux. Si une instance quelconque décidait, là, tout de suite, de décerner le prix de l'existence la plus foirée du monde, Antoine aurait remporté la médaille d'or rien qu'en montrant le bout de son nez.
Il je ta un aeil à sa montre. La rame aurait dû arriver depuis belle lurette.
Démoralisé, mais en même temps fasciné de constater à quel point rien ne fonctionnait aujourd'hui, il quitta la station et décida de rentrer chez lui à pied.
Il avisa la tour Eiffel. Dans le crépuscule, les touristes se serraient comme des sardines en boîtes, sauf que celles-ci épousaient la forme d'ascenseurs qui les menaient au sommet. Simone et lui avaient eux aussi, un jour, succombé à la tentation. C'était certes un peu ringard, mais pas non plus dépourvu de charme et de romantisme, on ne pouvait le nier. En plus, Simone avait a-do-ré. La visite avait eu lieu quelques semaines avant noël ; ils s'étaient fixé rendez-vous devant le pilier nord de la tour. Il poireautait depuis presque une demi-heure dans un froid mordant avec des mains qui en devenaient bleues, quand enfin elle était apparue. Heureusement, elle lui avait prêté son joli pull bleu pendant la montée. Antoine avait attendu que les touristes aient terminé de profiter de la vue pour sortir une bouteille de vin de sa poche intérieure. Là, tout en haut, trinquant au vin glacé, elle lui vait dit qu'elle l'aimait.
Mais bon, ça s'était passé en décembre, cinq mois plus tôt.
Les relations amoureuses devraient vraiment naître avec leur date de péremption bien en évidence, de sorte qu'on puisse au moins avoir la chance de se carapater avant de pourrir sur pied complètement.
Il continua de descendre la rue de Rivoli. La plupart des magasins étaient fermés, et si la circulation était bruyante et régulière, les trottoirs, eux, étaient presque déserts. Antoine pensa à ce qu'elle faisait en ce moment. Et dire qu'à peine une heure plus tôt il était assis sur le bord de son lit, dans son superbe appartement de l'avenue de Suffren - mais cet instant appartenait au passé : il était aussi éloigné que la révolution industrielle, que le premier train ou que l'invention de la roue.
Etait-il déjà arrivé ? Noël était-il dans sa chambre, à l'endroit exact où Antoine avait pris place ? Etait-il venu uniquement le remplacer ?
Une partie de lui-même espérait que Simone allait le plus mal possible, qu'elle pleurait, qu'il lui manquait, qu'elle regrettait de s'être comportée comme ça envers lui, qu'elle serait écrasée par un métro demain en allant au lycée. Oui, une partie de lui-même espérait qu'elle tomberait sur les rails, qu'une roue de la rame lui fendrait le crâne en deux, que ses tripes lui sortiraient par la bouche, que son sang giclerait à la figure des passagers terrorisés. Mais il y avait aussi l'autre partie de lui-même, cette partie qui l'aimait toujours et de toutes ses forces, cette partie qui souhaitait que Simone aille le mieux possible, qu'elle aille bien avec ou sans lui, mais alors qu'elle connaisse davantage de bonheur que celui qu'il n'avait pas réussi à lui donner.
Antoine passa laborieusement en revue les mois qui venaient de s'écouler afin de comprendre pourquoi elle avait rompu. Avait-il fait quelque chose de mal ? dit quelque chose de mal ? Ou n'avait-il pas fait et pas dit quelque chose qu'il aurait dû faire et dire ? Il fouilla désespérément les arcanes de son cerveau en quête d'une solution, d'une réponse claire et évidente, susceptible de lui donner une raison de rebrousser chemin, de retourner chez elle, de sonner et de dire : « Oui, je suis désolé pour ce que j'ai fait ».
Mais parfois il est déjà trop tard, bien avant que vous n'ayez ouvert la bouche. Et vous aurez beau consulter tous les ouvrages de l'univers, écouter toutes les chansons jamais interprétées, vous ne trouverez pas un seul mot capable de rétablir la situation telle qu'elle était avant le point de rupture. » (P57-59).

 


« En vérité, cela ne faisait pas très longtemps que Midori avait pour la première fois reconnu qu'au fond elle allait très bien - une sensation qu'elle n'était franchement pas désireuse de lâcher. Elle n'avait jamais tout à fait compris pourquoi elle avait été la cible toute désignée de harcèlement scolaires, et ce dès sa première année de primaire, puisque vraiment rien ne le motivait : elle venait d'une bonne famille, ne parlait pas avec un accent particulier, ne comportait pas d'une manière susceptible de la faire sortir du lot. Certes, elle aimait des musiques d'un style un peu différent de celui qu'écoutait la majorité de ses camarades, mais elle n'en fait pas non plus étalage. Emme semblait en tout état de cause condamnée à un ostracisme qui avait perduré durant toutes ces années de primaire, ne s'était pas arrêté pendant le collège, et l'avait fidèlement suivie au lycée, comme s'il constituait une part de son identité. Cette hostilité n'avait en soi rien de bien méchant - Midori n'était pas victime de coups ni d'intimidations physiques -, c'est juste que les autres filles se défoulaient sur elle : à la moindre frustration, elle trinquait. Quant aux garçons, ils avaient plutôt tendance à l'ignorer. Quoi qu'il en soit, cela suffisait pour qu'elle n'ait jamais la possibilité de souffler tout à fait à l'école, d'être elle-même - et si quelque chose la tourmentait, c'était bien cela.
[...]
Néanmoins, elle savait pertinemment que ces garçons finiraient par avoir une vie diamétralement opposée à celle qu'ils espéraient aujourd'hui. Un jour viendrait où, tous autant qu'ils étaient, ils finiraient en costume-cravate, et déplaceraient de la paperasse d'un point A à un point B, de huit heures du matin à cinq heures de l'après-midi, avant de s'endormir épuisés dans le train qui les ramènerait auprès de leur épouse frustrée. Et elles ? Oh, elles correspondaient à toutes ces filles insignifiantes que côtoyait Midori dans sa classe et qui gâchaient leur jeunesse en allant à l'école. Au plus profond d'elles-mêmes, elles savaient qu'il leur arriverait exactement ce qu'on attendait de l'écrasante majorité des femmes japonaises : qu'elles se marient avant l'âge de vingt-cinq ans, qu'elles restent ensuite cloîtrées dans leur appartement trop petit et s'occupent du ménage en attendant que leur mari daigne rentrer somnolent au foyer, après des heures supplémentaires en surnombre et non sans un petit détour par un quelconque bar à hôtesses tape-à-l'aeil, où ils siroteraient des cocktails hors de pris en compagnie de donzelles qui éclateraient d'un rire hystérique pour un rien et leur montreraient un peu de tendresse tant que le compteur du sexotaximètre accepterait de tourner. Pendant ce temps, ces femmes en question, les camarades de classe de Mirdori, feraient le pied de grue dans leur nid douillet en rêvant d'être partout ailleurs sauf ici et de mener n'importe qu'elle existence sauf celle-ci.
Midori ne serait pas l'une d'elles. Hors de question.
Elle avait d'autres projets." (P47-49).



25/05/2013
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