La-Cave-aux-Mots

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Cormac MCCARTHY - Méridien de sang

 

 

C'est toujours avec une attente fébrile que je plonge dans un roman de l’écrivain américain que certains critiques littéraire ne manquent pas d’ériger au rang d’auteur majeur de sa génération, et à juste titre. Pour accéder à une reconnaissance publique, MC Carthy aura dû pourtant attendre bien des années : ce n’est que depuis l’adaptation de son roman "No Country for Old Man" par les frères Cohen, et surtout, le succès éditorial de "La Route", lui-même porté à l’écran, que son œuvre s’est exportée au-delà des Etats-Unis, accueillie par un enthousiasme et un succès mérités.

 


"Méridien de Sang" remonte dans le temps. Sa rédaction tout d’abord, le roman ayant été écrit en 1985. Le temps de son action, ensuite, puisqu’il offre au lecteur un western campé dans les années 1850, contrairement à un "No Country" contemporain, et à une "Route" tournée vers l’avenir. Mais au fond, si cadre et temporalité changent, les fondamentaux de l’écrivain qui cimentent les fondations de son œuvre littéraire, restent : prose hachée, tranchante et riche, rustique et âpre comme un bout de cuir tanné par le soleil, éclatante comme l’acier des canons crachant la mort. Et puis l’errance vaine de personnages sans repères, progressivement déshabillés de leur humanité. La prédominance d’une nature hostile et intemporelle : de vastes espaces à ciel ouvert, couturés de chaînes montagneuses barrant l’horizon, parsemée d’étendues désertiques balayées par le vent, fouettées par la poussière et le sable. Dans le creux de ce décor aride, indifférent à la vie, presque inhumain par essence, l’homme, livré à lui-même, retourne à un état grégaire et sauvage, régresse au stade d’animal obéissant à ses pulsions primaires : la violence, la cupidité, le noir creuset de ses instincts primitifs. Dernière balise MCCarthienne, la présence d’un concept philosophique cher à l’auteur : la notion d’entropie qui sème dans l’esprit des hommes le trouble et le doute, sapant leurs certitudes, mettant en branle l’édifice de leur raison. On se souvient de l’inoubliable personnage de Chirugh en tueur impavide dans "No Country". Ici, l’entropie s’incarne dans la figure du juge Holden, fil continu du roman.

 


Résumé

1849. Dans le sud des Etats-Unis. Un gamin de 14 ans se lance sur les routes du Texas. Intégrant une troupe hétéroclite de chasseurs conduits par le capitaine Glanton – impulsif et violent – et son acolyte le Juge Holden – montagne de muscles entièrement glabre, homme cultivé, redoutablement intelligent, mystérieux – le gamin est rapidement mis face à la violence la plus crue : le régiment armé parcourt les vastes plaines désertiques de la région, lancé aux trousses d’indiens sanguinaires. L’objet de leur chevauchée sauvage : prélever le maximum de scalpes et peut-être venir à bout du redoutable Gomez. Dans un décor halluciné, les attaques se perpétuent, la violence explose au rythme des détonations, et le sang appelant le sang, les hommes retournent à une sauvagerie d’un autre âge.

 


Les personnages

Les adeptes de MC Carthy ne seront donc pas dépaysés. Dans "Méridien de Sang", trois personnages occupent le devant de la scène. Celui du gamin, qui, dès son plus jeune âge, va devenir l’acteur et le témoin d’exactions et de meurtres d’une rare sauvagerie. L’enjeu de l’écrivain n’est pas ici de décrire la déchéance morale d’un enfant (ce qui pouvait davantage être le sujet d’Un Enfant de Dieu), ni de pointer la perte d’une quelconque innocence. Avec la distanciation caractéristique de son écriture, MC Carthy se contente de décrire, de façon parfaitement détaché, les sévices auxquels se livre l’enfant au sein du groupe, et de souligner le caractère relatif des notions d’éthique, de morale, de justice, notions chèrement attachées au contexte dans lequel elles s’inscrivent : face à l’ignominie des pratiques guerrières de certaines tribus indiennes envers les étrangers (corps brûlés ou écorchés vifs, démembrés, violés, émasculés, décapités…) et dans ce vaste désert où la société n’exerce clairement plus ses droits, la violence, brutale et absolue, apparaît comme l’unique réponse légitime :
"Cinq chariots achevaient de se consumer sur le sol du désert et les cavaliers mirent pied à terre et s’avancèrent en silence entre les corps des chercheurs d’or massacrés, ces bons pèlerins anonymes parmi les pierres avec leurs atroces blessures, les viscères répandus sortis de leurs flancs et les torses dénudés hérissés de hampes de flèches. Certains devaient être des hommes à en croire leur barbe, mais ils portaient entre leurs jambes d’étranges plaies menstruelles et il ne restait plus rien de leurs parties viriles car elles avaient été tranchées et pendaient sombres et insolites à leur bouche grimaçante. Ainsi couchés avec leur perruque de sang coagulé, ils contemplaient de leurs yeux simiesques le frère soleil qui se levait à l’orient.
Les chariots n’étaient plus que des braises montées sur les formes noircies des cerceaux de fer et des bandages les essieux chauffés au rouge et gémissants profondément enfoncés dans les charbons. Les cavaliers s’accroupirent auprès des feux et firent bouillir de l’eau et burent du café et firent griller de la viande et s’allongèrent pour dormir parmi les morts." (P193)

Second personnage, celui du juge Holden, que l’on pourrait facilement comparer au personnage de Chirugh dans "No Country". Une montagne de muscles, totalement glabre, colosse enfanté par la nature déviante, qui se double d’une intelligence perfide. Il semble briller dans tout ce qu’il entreprend. Bien que d’un tempérament terriblement cruel (la scène du bébé Apache P207 et celle des deux petits chiots achetés à un enfant indien P242 à 244), il affiche une culture, une curiosité, et une faconde qui le rendent d’autant plus magnétique et fascinant que ces traits de caractère ne s’accordent pas à son physique. A l’instar de Chirugh dans No Country, le juge Holden est le fil continu de Méridien de Sang, celui autour duquel les autres personnages, qui le respectent autant qu’ils le craignent, viennent irrésistiblement se greffer. Puissant meneur, il est celui par qui la mort déferle. Il incarne enfin, tout comme Chirugh, le vecteur du chaos qui malmène l’équilibre des hommes. A l’instar de Chirugh, MC Carthy réserve au juge Holden un traitement particulier : ses dispositions naturelles insolentes, son aisance déconcertante à survivre aux situations les plus périlleuses, la manière qu’il a de connaître l’environnement du désert et d’en maîtriser les pièges, sa stature et sa prestance intimidantes… Ces éléments concourent à façonner un être d’essence presque surnaturelle. Et à plus d’une reprise – l’écrivain se chargeant d’entretenir l’ambiguïté – on en vient à douter de sa nature réelle : le juge Holden est-il seulement humain ? N’est-il pas plutôt l’un de ces monstres engendré par l’environnement du désert ?

Troisième personnage, et non des moindres, le cadre de l’action. Décor halluciné taillé au travers de descriptions vibrantes de lyrisme, avec une verve poétique sans cesse renouvelée : ce désert infini où s’étendent, à perte de vue, des plaines rocailleuses écrasées par le soleil et laminées par le vent, des montagnes crénelées découpant les confins incendiés, un endroit hostile et désincarné, qui traverse le temps sans se soucier des êtres égarés sur son sol. Un décor dépeint dans un style qui accentue considérablement sa teneur fantastique, surnaturelle, pour ne pas dire onirique.

"Ils continuèrent et le soleil à l’orient lança de pâles bandes de lumière puis comme du sang suintant par vagues soudaines un jet de couleur plus épais s’épanouissant en nappe et là où la terre était aspirée dans le ciel à la limite de la création la cime du soleil sortit du néant comme la tête d’un grand phallus rouge jusqu’à ce qu’il eût franchi le bord caché pour se poster derrière eux, trapu et maléfique et palpitant. Les ombres des plus petites pierres étaient comme des lignes griffonnées sur le sable et les formes des hommes et de leurs chevaux s’allongeaient devant eux comme les filins de la nuit d’où ils étaient venus, comme des tentacules pour les enchaîner à l’obscurité encore à venir. Ils allaient tête basse sur leurs montures, sans visage sous leurs chapeaux, comme une armée marchant dans son sommeil." (P59)

"Deux jours plus tard ils commencèrent à rencontrer des ossements et des vêtements abandonnés. Ils virent des squelettes de mules à demi ensevelis, les os tellement blancs et lisses qu’ils paraissaient incandescents même dans l’aveuglante chaleur et ils virent des paniers et des selles de bât et des ossements humains et ils virent une mule entière, la carcasse desséchée et noircie aussi dure que du fer. Ils continuèrent. La lumière blanche de midi les vit traverser le désert comme une armée fantôme, si pâle sous la poussière qu’on eût dit les contours de figures effacées sur un tableau. Les loups gambadaient et levaient au vent leur truffe maigre. A la nuit les chevaux étaient nourris à la main avec la farine d’avoine qu’on prenait dans les sacs et on les faisait boire dans des seaux. Il n’y avait plus de malades. Les survivants reposaient paisiblement dans ce vide cratérisé et regardaient les étoiles chauffées à blanc plonger dans l’obscurité. Ou bien, leurs cœurs étrangers battant dans le sable ils formaient comme des pèlerins exténués sur la surface de la planète Anareta, cramponnés à une chose inconnue tournoyant dans la nuit. Ils continuaient et le fer de plus en plus lisse des bandages des chariots brillait comme du chrome sur la pierre ponce. Les cordillères bleues se dressaient au sud piétées dans leur image plus pâle sur le sable comme des reflets dans un lac et il n’y avait plus de loups à présent.
Ils en vinrent à se déplacer la nuit, silencieuses étapes sans eau, troublées seulement par le roulement des chariots et le souffle asthmatique des bêtes. Etrange détachement de vieillards au clair de lune avec leurs moustaches et leurs sourcils recouverts d’épaisse poussière blanche. Ils continuaient et les étoiles se bousculaient et fusaient à travers le firmament et s’en allaient mourir au-delà des montagnes d’encre noire. Les ciels nocturnes leur devenaient familiers. Leurs yeux d’hommes de l’ouest y lisaient plutôt des constructions géométriques que les noms donnés par les anciens. Rivé à l’étoile polaire, ils faisaient le tour de la Grande Ourse tandis qu’Orion montait au sud-ouest comme un grand cerf-volant électrique. Le sable était bleu au clair de lune et parmi les formes de cavaliers les bandages de fer des chariots poussaient leurs pâles cerceaux qui viraient et tournaient sans force et vaguement nautiques ainsi que de minces astrolabes et sans cesse les sabots usés des chevaux se rabattaient comme une myriade d’yeux clignotant sur le sol du désert. Ils observaient à l’horizon des orages si lointains qu’on ne pouvait les entendre, des aplats d’éclair silencieux et la délicate échine noire de la chaîne de montagnes frissonnant sur le ciel puis replongeant dans l’obscurité. Ils voyaient des chevaux sauvages courir dans la plaine, martelant leurs ombres d’un bout à l’autre de la nuit et laissant au clair de lune une poussière vaporeuse, la tache la plus imperceptible de leur passage.
Le vent souffla toute la nuit et la fine poussière leur mettait les dents à vif. Du sable partout, du gravier dans tout ce qu’ils mangeaient. Au matin un soleil hagard couleur d’urine se leva à travers des panneaux de poussière sur un monde flou et indistinct. Les animaux n’en pouvaient plus. Ils s’arrêtèrent et établirent un bivouac sec sans bois et sans eau et les pitoyables poneys se blottissaient et pleurnichaient comme des chiens.
Cette nuit-là, ils passèrent par une région électrique et sauvage où d’étranges formes de molles flammes bleues couraient sur le métal des harnais et les roues des chariots tournaient dans les cerceaux de feu et de petites figures de lumière bleu pâle venaient se jucher dans les oreilles des chevaux et dans les barbes des hommes. Toute la nuit des nappes d’éclairs sans origine palpitèrent à l’occident derrière les nuées d’orages nocturnes, muant le désert en jour bleuâtre, les montagnes sur cet horizon éphémère massives et noires et livides comme une terre d’un autre ordre dont la vraie géologie n’était point la pierre mais la peur. Cependant le tonnerre approchait par le sud-ouest et la foudre éclairait le désert tout autour, bleu et stérile, grandes étendues sonores apparaissant dans la nuit absolue comme un royaume démoniaque surgi d’une invocation ou une terre substituée qui ne leur laisserait le jour venu ni trace, ni fumée, ni ruine, pas plus qu’un rêve troublant." (P61-63)

"Ils repartirent dans une aube cramoisie où la jointure du ciel et de la terre était comme le fil d’un rasoir. Au loin de sombres petits archipels de nuages et le vaste monde de sable et de buissons pointés sur le vide sans borne où ces îles bleues tremblaient et où la terre devenait indécise, dangereusement penchée et virant au loin pour disparaître dans des teintes de rose et l’obscurité au-delà de l’aube jusqu’à l’ultime rainure de l’espace.
Ils traversèrent des régions de pierre versicolore soulevée en ravines déchiquetées et des empilements de rochers dressés dans des failles et des anticlinaux retournés sur eux-mêmes renversés et brisés comme les souches de grands troncs pierreux et des pierres éventrées par la foudre, infiltrations explosant en vapeur dans quelque orage ancien. Ils passèrent des filons étagés de roche brune qui dévalaient les étoiles saignées des arêtes et tombaient dans la plaine comme les ruines de vieux murs, ces présages partout de la main de l’homme avant qu’il y eût des hommes ou aucune chose vivante." (P66)

"Les montagnes déchiquetées étaient d’une teinte bleu pur dans l’aurore et partout les oiseaux gazouillaient et le soleil quand il parut surprit la lune à l’ouest et tous deux se faisaient vis-à-vis d’un bord à l’autre de la terre, le soleil chauffé à blanc et la lune sa pâle réplique, comme s’ils avaient été les extrémités d’un même tube au-delà desquelles brûlaient des mondes qui défiaient l’entendement." (P111).

"Le soir ils débouchèrent sur un plateau qui dominait tout le pays vers le nord. Le soleil reposait à l’ouest dans un holocauste d’où s’élevait une colonne compacte de petites chauves-souris du désert et au nord sur le pourtour tremblant du monde la poussière était aspirée dans le vide comme la fumée d’armées lointaines. Les montagnes aux contours froissés de papier de boucher déployaient leurs plis d’ombre sous les longues ténèbres bleues et à mi-chemin de l’horizon la surface vitreuse d’un lac tari miroitait comme la mare imbrium et des troupeaux de daims filaient vers le nord dans les vestiges du crépuscule, traqués à travers la plaine par des loups qui avaient eux-mêmes la couleur du sol du désert.
Glanton restait en selle et regardait au loin ce paysage. Eparses sur l’étendue tabulaire les herbes sèches sifflaient dans le vent comme si la terre eût répercuté dans un long écho de pieux et de lances le fracas d’anciennes joutes restées à jamais sans témoin. Tout le ciel semblait altéré et la nuit descendit vite sur la terre du couchant et de petits oiseaux gris passèrent en pépiant doucement sur la trace du soleil disparu. Il encouragea son cheval d’un claquement de langue. Et il entra et tous entrèrent avec lui dans la problématique destruction de l’obscurité." (P134-135).
"Ils avaient égorgé les bêtes de somme et ils avaient fait sécher la viande et se l’étaient partagée et ils allaient sous l’éperon des montagnes sauvages sur une immense plaine de soude accompagnés par le grondement de tonnerre des orages secs du côté du sud et par des rumeurs de lumière. Sous une lune gibbeuse cheval et cavalier étaient entravés à leur ombre sur le sol de neige bleuâtre et à chaque fulguration à mesure que l’orage progressait ces formes se cabraient traînant derrière elles un terrible appendice comme une troisième manifestation de leur présence découpée noire et farouche sur le terrain dénudé. Ils continuaient. Ils allaient comme des hommes chargés d’un dessein dont les origines leur étaient antérieures, comme les héritiers naturels d’un ordre à la fois implacable et lointain. Car, même si chacun restait à part et distinct ils formaient à eux tous une chose qui n’avait encore jamais été et il y avait dans cette âme collective des vides à peine concevables, comme ces régions laissées en blancs sur les anciennes cartes où vivent des monstres et où rien n’existe du monde connu que des vents hypothétiques.
Ils franchirent le del Norte et s’engagèrent au sud dans une contrée plus hostile encore. Ils restaient toute la journée accroupis comme des hiboux sous l’ombre avare des acacias et regardaient le monde rissoler autour d’eux. Des colonnes de poussière se dressaient à l’horizon comme la fumée de feux lointains mais il n’y avait pas trace de choses vivantes. Ils guettaient le soleil dans son cirque et repartaient à la chute du soir sur la plaine fraîchissante où le ciel occidental avait la couleur du sang." (P191-192)

"Les chevaux et les mules avaient été mis à la pâture très loin dans le désert et ils en rencontrèrent pendant plusieurs miles au sud et les emmenèrent. Des éclairs de chaleur sans origine découpaient sur l’obscurité les silhouettes noires des chaînes de montagnes aux confins du monde et sur la plaine devant eux les chevaux à demi sauvages trottaient dans ces fulgurations bleuâtres comme des chevaux rappelés frémissants de l’abîme.
Dans l’aube fumante la troupe qui chevauchait en loques et en sang avec ses ballots de pelleteries ressemblait moins à une troupe de vainqueurs qu’à l’arrière-garde harassée d’une armée détruite reculant à travers les méridiens du chaos et de l’ancienne nuit, les chevaux trébuchant, les hommes vacillants dormant sur leur selle. Le jour naissant révéla le même paysage stérile tout autour et la fumée de leurs feux de la nuit passée se dressait mince et immobile du côté du nord. La pâle poussière de l’ennemi qui allait les traquer jusqu’aux portes de la ville ne semblait pas plus proche et ils continuèrent de se traîner dans la chaleur de plus en plus lourde en poussant devant eux les chevaux fous." (P206)

"Ils sillonnèrent pendant des semaines les terres frontalières à la recherche d’un signe des Apaches. Déployés sur cette plaine ils se déplaçaient dans une perpétuelles élision, agents consacrés du réel, partageant le monde qu’ils rencontraient et laissant pareillement éteint sur le sol derrière eux ce qui avait été et ne serait plus. Cavaliers fantômes, pâles de poussière, anonymes dans la chaleur crénelée. Avant tout on eût dit des êtres à la merci du hasard, élémentaires, provisoires, étrangers à tout ordre. Des créatures surgies de la roche brute et lâchées sans nom et rivées à leurs propres mirages pour s’en aller rapaces et damnés et muettes rôder comme les gorgones errant dans les brutales solitudes du Gondwana en un temps d’avant la nomenclature où chacun était tout." (P218)

Un décor qui arbore à plus d’une reprise un caractère infernal, et qui préfigure ainsi celui, post-apocalyptique, de La route 20 ans plus tard…

 


Lecture métaphysique

Dans ce vaste creuset où les hommes ne semblent pas pouvoir trouver leur place, coupé des traces de la civilisation, exécutant une loi qui est la leur, le groupe de cavaliers auquel appartient le gamin perpétue massacre sur massacre. Glissant inéluctablement sur la pente de la violence, leur déchéance paraît inéluctable, et rapidement, leur mission première s’oublie devant leur cruauté éveillée. Les bourgades mexicaines dans lesquelles ils font escale sont abandonnées pillées, leur population malmenée. Tant est si bien qu’un détachement de l’armée mexicaine finit par se lancer à leur poursuite. Pris en étau entre les indiens et les mexicains, le détachement se délite. Pauvres hères sans repère, moins qu’humains, abandonnés à leur soif de sang et à leur cupidité, ils évoquent des âmes damnées perdues dans quelques fosses de l’enfer. Déjà présente dans les précédents romans de l’auteur, la dimension "métaphysique" se déploie pareillement dans "Méridien de sang". Dans "La Route", il est davantage question d’une approche mystique étayée par une symbolique rattachée à la religion chrétienne : le fils associé à un "porteur de lumière" ou "porteur de la flamme", sous-entendu d’espérance, unique îlot d’amour préservé de la folie faisant rage alentour. Dans "No Country", Chirugh incarne plus volontiers la poigne impavide du destin, la main de Dieu qui frappe les hommes avec indifférence en vue de préparer les sombres temps à venir. Dans "Méridien de Sang", le sujet serait peut-être d’illustrer la progression vicieuse du chaos sur l’innocence. L’unique vocation du juge Holden semble en effet de contaminer l’ordre du monde par l’entropie dont il est le symbole vivant. Et face à lui, le gamin. Agé de quatorze ans. Bien qu’enclin comme ses congénères à la violence, il reste cependant le seul élément du groupe à garder au fond de lui une part d’innocence, d’humanité. Et la mission réelle du juge Holden semble de corrompre cette ultime parcelle. Illustration d’un mal galopant sur la terre et rognant les derniers vestiges de l’équilibre.

 


Conclusion

Roman occupant une place essentielle dans la bibliographie de l’écrivain américain, "Méridien de Sang" fait partie de ces rares textes qui vous ébranlent et vous électrisent dès les premiers mots. Le style inimitable, faisant rouler entre ses lignes la caillasse et la poussière, érige un décor halluciné, pour ne pas dire dantesque, au sein duquel les hommes déchus, devenus presque anachroniques, errent, se perdent en retournant à un stade primitif. Ici, le sang appelle le sang. Et la sauvagerie la plus noire sonne comme une réponse à l’environnement hostile, légitimée par son absolue désincarnation. Plongée vertigineuse dans les affres de l’âme humaine ayant laissé derrière elle les derniers oripeaux de la civilisation, le roman illustre aussi les préoccupations chères à l’écrivain que l’on retrouve au détour de nombre de ses romans – les notions d’innocence, de mal, d’équilibre et d’entropie ; leur origine – sur un jeu d’opposition caractéristique. Il annonce enfin, par certains côtés, les grandes œuvres ultérieures que seront "No Country" et "La Route". Indispensable.



12/05/2013
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