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Robert SILVERBERG - Le château de Lord Valentin

 

En 1980, après une interruption de quelques années, Robert Silverberg signe son retour sur le devant de la scène des littératures de l’imaginaire américaines en proposant à ses lecteurs une première excursion dans le domaine de la fantasy avec « Le Château de Lord Valentin », premier volume d’une fresque qui s’étalera sur vingt années de rédaction et se déclinera en six volets. « Fantasy » est d’ailleurs peut-être un bien grand mot, et il serait inutile ici d’alimenter les querelles de chapelle ou d’apporter de l’eau au moulin des amoureux de la taxinomie en tentant de démontrer vaille que vaille l’appartenance de ce roman au registre « fantasy ». « Le château de Lord Valentin » évolue plus pragmatiquement à la lisière des genres, entre SF et fantasy. Ce qu’on ne peut cependant lui ôter, c’est son indéniable ton vancien. Impossible, en effet, à la lecture du roman, de ne pas penser au « Cycle de Tchai » de Jack Vance, auquel « Le château de Lord Valentin » se rattache sur bien des points. Sur un point qui paraît essentiel, en tout cas : la visée du roman, à savoir, une volonté d’offrir au lecteur un voyage immersif et totalement dépaysant dans un univers exotique, baroque, riche d’un arrière-plan historique solide, cohérent, et de laisser la part belle à des descriptions détaillées d’un environnement exubérant : faune, flore, races et cultures. Sur la forme aussi : le roman de Vance étant divisé en quatre « cycles », et celui de Silverberg en cinq « livres » d’épaisseur comparable. Là où « Le château de Lord Valentin » reste ambigu sur son étiquette, c’est qu’il ne fait pas démonstration d’éléments constitutifs généralement d’un univers SF : ici, pas de technologie ni de batailles spatiales. La magie a plus facilement cours. Les rares vaisseaux utilisés par les majipooriens sont hérités de siècles passés. Toute trace de modernité demeure en retrait, oubliées dans les limbes d’un passé révolu. Quant au cheminement du héros, il suit clairement la trajectoire des héros chevaleresques, influence de la littérature médiévale dans laquelle la fantasy puise ses sources : un prince, Valentin, destiné à régner sur sa planète, mais qui, à la suite d’un sombre complot tramé dans l’ombre par un usurpateur perfide, s’est vu déchu de son trône et jeté sur les routes, amnésique et dépouillé de ses apparats royaux. Il est ici question d’une reconquête, et l’issu du long périple de Valentin sera tributaire de la survie de son monde. Si l’on voulait comparer ce roman à un titre antérieur de la bibliographie de son auteur, on pourrait penser aux fameuses « Ailes de la nuit » auquel « Le château de Lord Valentin » arrache quelques réminiscences.

 

Majipoor, parlons-en. Personnage à part entière, évoquée et invoquée par l’auteur avec une imagination foisonnante. Une planète à la superficie vingt fois supérieure à celle de la terre : deux continents séparés par deux océans, une vaste île, et, sur ces terres, une population bigarrée brassant de multiples races aux morphologies hétéroclites, aux modes et coutumes atypiques, se chiffrant à plusieurs dizaine de milliard d’individus. Un monde qui mêle variété des paysages – forêts denses aux arbres et à la végétation luxuriante, montagnes escarpées, désert arides, îles cernées de lagons translucides – aux délires architecturaux caractérisant les nombreuses cités dans lesquelles Valentin et sa troupe ne manquent pas de faire escale. Natifs de ce monde immense, les « métamorphes », race dépossédée de ses terres par les terriens conquérants, quatorze-mille ans auparavant. Les métamorphes, reclus à l’état de sauvages dans le cœur des forêts, demeurent d’ailleurs une race mystérieuse, autarcique, qui ne s’intègre pas à la civilisation et ne reconnaît pas l’autorité du coronal, non plus que les lois promulguées par son appareil législatif. Possédant la faculté de changer d’apparence par mimétisme, ils sont craints par la majorité des autres peuples. Mais revenons au pitch de départ.

 

Amnésique, Valentin se joint à une troupe de saltimbanques itinérante et, déployant un talent et une habilité presque innés, devient rapidement un jongleur émérite. Le roman s’ouvre sur une grande fête populaire, organisée à Pidruid, en l’honneur de la récente intronisation du nouveau coronal. L’ironie de la situation étant que sans le savoir, Valentin acclame son propre corps désormais investi par l’esprit d’un usurpateur.


Depuis des millénaires, Majipoor n’a pas connu la guerre. Reposant sur une structure politique qui n’a pas bougé d’un iota depuis quatre-mille ans, la paix est préservée par l’intervention régulière de deux figures gardiennes qui règnent sur les nuits des majipooriens : la Dame des rêves, mère du coronal en titre, et le roi des rêves. En inséminant dans le sommeil des majipooriens des rêves orientant leur destiné, conditionnant leurs actions, tout écart belliqueux ou impétueux est ainsi jugulé, et les conflits qui émaillent la sérénité planétaire se résument généralement à des échauffourées mineures, de petite envergure… L’essentiel du roman baigne ainsi dans un climat onirique, à la lisière de la réalité et des songes, qui forge son identité littéraire, et participe pour beaucoup de son charme, de son originalité. Les deux premiers livres sont essentiellement axés autour de la prise de conscience de Valentin et sur l’acceptation progressive de sa condition de prince déchu. Le but de sa quête se précise au fil des rêves et cauchemars tumultueux qui assaillent son sommeil : il a pour devoir de reconquérir le trône qui lui revient. Il en va de la stabilité du royaume. Pour atteindre cet objectif, et épaulé de ses compagnons de troupe auxquels viennent se greffer quelques personnages croisés en route, Valentin tente d’obtenir le soutien des deux grandes figures pérennes de Majipoor : sa mère, la Dame des rêves, mais aussi le Pontife, cloîtré dans son labyrinthe souterrain, qui a à charge le pouvoir législatif. De vallées en monts, d’îles en déserts, de cités de pierre flamboyantes aux villages sauvages perdus en pleine forêt, ce long périple va le rapprocher de son peuple, de la diversité des différentes espèces qui constituent ses sujets, de leurs us, coutumes, et traditions. Inutile d’ajouter que le dépaysement est assuré, car Silverberg maîtrise l’univers qu’il met en scène de bout en bout, et sa prose, évocatrice autant que minutieuse, étayée de descriptions précises, nous réserve quelques passages inoubliables et nous transporte au cœur de ce monde merveilleux.

 

Là où le roman peine, c’est au niveau de son rythme. Il souffre en effet d’un manque patent de ce qui participe au charme de ce genre de littérature : un souffle épique. Robert Silverberg, qui s’est toujours démarqué des écrivains SF de sa génération en élaborant une œuvre plus introvertie, plus personnelle et intimiste – certains dirons plus dépressive, voire plus européenne – ne multiplie pas les scènes de batailles ou de guerre. Dans « Le château de Lord Valentin », l’action ne prédomine clairement pas. Il faut attendre le cinquième et dernier livre du roman avant d’assister à une première grande bataille : celle qui marque l’assaut du château de Valentin par ses troupes. Et ce sera la seule. Pour le reste, Robert Silverberg préfère cultiver le charme du voyage et du dépaysement, mettre en avant le cheminement du prince déchu à travers son monde : découverte des nombreuses races, des cultures, des lieux et des grandes figures appartenant à la tradition majipoorienne. L’amnésie dont souffre le héros est à ce titre bien pratique : Valentin doit tout réapprendre. Il observe donc son environnement avec le regard naïf et vierge du lecteur qui le découvre par son intermédiaire, se réappropriant progressivement un passé effacé, et acceptant petit à petit son sang royal et les responsabilités qui incombent à sa position de gouvernant. La paix durable installée sur Majipoor depuis des générations participe à faire du personnage de Valentin un héros un peu fade, qui manque cruellement de panache, d’initiative, d’assurance, de détermination, bref, d’épaisseur. Sa personnalité peu affirmée et lisse n’a rien de captivant. On est bien loin, ici, du caractère bien trempé, toute proportion gardée, d’un Emouchet qui traverse « La Trilogie des joyaux » de David Eddings. Conséquence de ce manque de profondeur : on s’attache bien plus facilement aux pérégrinations diverses et renouvelées du héros qu’au héros lui-même. Et parmi la galerie de personnages hauts en couleurs qui l’accompagne dans sa quête, Valentin nous apparaît paradoxalement en retrait, beaucoup moins attachant ou charismatique, par exemple, que le bougon Zalzan Kavol – chef de la troupe des jongleurs – ou que Sleet, son compagnon de fortune aux cheveux grisonnants. Léger préjudice qui s’efface bien vite devant la consistance de l’univers créé par Silverberg. Car si « Le château de Lord Valentin » pâtit de ces quelques points qui l’empêchent de le hisser au rang d’œuvre incontournable, il marque néanmoins une excursion réussie de l’écrivain dans une SF teintée de fantasy et de merveilleux, et constitue un agréable voyage dans son imaginaire effervescent, n’incitant qu’à une chose : se tourner vers les suites du cycle. Que demander de plus ? 

 

 

 

 

 



12/05/2013
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