La-Cave-aux-Mots

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Jonathan LITTELL- Les bienveillantes

 

 

Si vous désirez profiter de l’illustration pratique de la notion de « Pavé littéraire », je vous conseille vivement de jeter un coup d’œil sur les Bienveillantes de Little. Parce qu’avant même de l’entamer, son gros poids XXL super lourd (1500 pages écrit mini-minuscules) a de quoi vous assommer. Passée cette première constatation bassement matérielle, tâchons de situer le roman.

 

Paru en 2006, roman foisonnant d’une densité proche du carbone, Les bienveillantes marque le premier pied dans le plat d’un jeune auteur américain qui a la bonne idée d’écrire en français : Jonathan Little, fils de l’écrivain et reporter Robert Little. La critique s’est tout de suite enthousiasmée à la sortie de son gros bébé (à grand coup de « roman de l’année » et autres épigraphes flamboyants). A juste titre, puisque le petit prodige, né en 1967, ce qui lui faisait 39 ans à la sortie du roman, impressionne par la qualité de son travail. Un travail reconnu et donc récompensé : il a valu à Little le prix Goncourt et le Grand Prix du roman de l’Académie française 2006. Belle entrée en matière, donc…

 

De quoi en retourne-t-il ?

 

Les bienveillantes nous plonge directo texto dans l’enfer de la seconde guerre mondiale. L’originalité – même si Little n’est pas le seul – tient au fait qu’il adopte comme point de vue non pas celui, plus courant, de victime, mais celui, éminemment plus dérangeant, de bourreau : le narrateur, par l’intermédiaire d’une sorte de journal, nous confie, de façon tout à fait intime, ses actions, le rôle qu’il a tenu durant la guerre, rouage qu’il incarnait, en tant qu’officier au sein de ce monstrueux système de destruction massif qu’était le troisième reich. C’est ainsi qu’il nous emmène en Europe de l’est, à Kiev (l’un des plus horribles massacres de l’histoire y a été perpétré au ravin de Babi Yar : 30 000 juifs victimes de ce que les historiens ont appelé par la suite la « shoah par balles », allongés nus dans des fossés boueux, les vivants chevauchants les morts, les exécuteurs pataugeant dans une marre de sang, véritable vision d’horreur portée par une inhumanité abjecte…), puis Stalingrad (peu avant qu’elle ne tombe sous l’armée russe), puis Berlin avant la défaite… Le lecteur suit ainsi, par les rapports du narrateur, l’inéluctable érosion d’un système voué à l’extinction.

 

A biens des égards, le roman est indigeste. Indigeste par sa longueur (c’est vrai qu’on s’embarque quand même pour une paire de pages), indigeste dans sa forme (les paragraphes sont des blocs massifs, monolithiques, qui s’étalent parfois sur plusieurs pages, et les phrases sont tantôt ciselées, tantôt longues, si longues qu’on en voit par le bout), mais aussi indigeste sur le fond, puisque Max Aue, le narrateur, il faut l’avouer, est un personnage dégueulasse, qui dérange franchement, et qui aurait sans aucun doute beaucoup gagner à passer entre les mains d’un Monsieur Freud histoire de démêler le sac de nouilles emmêlées que consiste sa personnalité. Inceste (il baise sa sœur jumelle dès son plus jeune âge), matricide (il n’aime pas vraiment sa maman et lui fait savoir de manière concrète), indolence (pour lui, la mort des milliers de juifs dont il permet l’exécution se résume à un petit travail de comptable : des chiffres, et des quantités, simplement. Qu’il faut gérer.), le narrateur cumule dans l’ignominie. Et puis, il y a surtout ce détachement total par rapport à ce sujet qu’il traite : la mort de ces millions d’innocents qui ne suscite chez lui aucun remord, aucun dégoût, pas la moindre étincelle de culpabilité. L’extinction de peuples entiers qu’il constate avec ce regard froid, détaché, d’un petit comptable accaparé par ses chiffres, additions, soustractions. Ça fait froid dans le dos. Et c’est sans compter aussi sur ses délires extravagants, le plus souvent sexuels (fantasmes homosexuels et scatologiques qui peuvent prêter à rire ou à pleurer, en fonction de votre sensibilité, mais qui en tous les cas sont clairement inspirés par l’œuvre de Sade, une référence que les critiques ne semblent pas avoir assez développé).

Quant au style, il alterne entre le rapport de sondage purement fonctionnel (aussi glacial et droit qu’un joli salut hitlérien), et la prose à n’en plus finir d’un Proust, avec des phrases incontinentes qui mettent un temps fou à courir après leur point final, et le lecteur, de retrouver son souffle en hoquetant. Tout cela sert évidemment la narration (soulever l’inhumanité du régime tout autant que les circonvolutions éclatées de l’attirail dérangé qui fait office de conscience au narrateur). Donc, rien à dire. 

 

Du côté des références, il faut évoquer l’œuvre de Grossman, le russe : Pour une juste cause, et Vie et destin. Eschylle aussi, grec celui-là, puisque le titre du roman, mais aussi l’existence même du narrateur (mâtinée sauce tragédie grec) fait indiscutablement référence à ses Erinyes vengeresses… Autre référence déjà cité : Sade, le marquis. Pour les délires érotico-volcaniques.  

 

En conclusion : un roman dérangeant, qui laisse dans la gueule du lecteur un goût un peu amer. Beaucoup d’ingrédients mélangés, et une morale que l’on peut critiquer (difficile de savoir où Little veut en venir exactement, s’il veut en venir quelque part…). Par contre, le roman donne envie de se (re)plonger dans cette page à la fois tragique et fascinante de notre histoire. Et rien que pour ça, il vaut peut-être le (long) détour. 



13/05/2013
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