La-Cave-aux-Mots

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Steven GOULD - Jumper



Vous vous souvenez certainement. L’année dernière. Un film avait fait parlé de lui bien avant sa sortie. Jumper. L’histoire d’un mec qui « poc », comme ça, a le pouvoir de se téléporter n’importe où, où il veut, quand il veut. Le thème avait suscité chez les fans de SF un certain enthousiasme qui s’était légèrement dégonflé au visionnage de la bande annonce et définitivement évaporé au sortir des salles ciné. Alors quand le roman éponyme déboule sur les rayonnages des libraires quelques mois plus tard en arborant vaillamment comme outil de marketing la silhouette rebelle de Hayden CHRISTENSEN, on peut se montrer légitimement  hésitant, taraudés – esprits terre à terre que nous sommes – par cette question fondamentale : le personnage qu’incarne Samuel Lee JACKSON dans le film a-t-il réellement la touffe oxydée ?

Réponse en quelques lignes.

 

La lecture ne démarre pas facilement. On se heurte tout d’abord au style de Steven GOULD. Ou, plus exactement, à son absence de style : trois métaphores en tout et pour tout sur la somme des quatre cent pages ; quelques dialogues à la limite de l’insipide ;  un vocabulaire très peu étoffé. Mais ce style complètement lisse facilite aussi l’immersion du lecteur. Et puis, il sert la narration : le récit étant écrit à la première personne, le narrateur n’est autre que David RICE, héros de l’histoire, jeune gamin paumé de dix-huit ans qui s’exprime avec le vocabulaire que sa sphère sociale et familiale a bien voulu lui léguer. L’identification n’en est que plus aisée. Une fois passé les dix premières pages, force est d’avouer qu’il devient très difficile de lâcher le bouquin. Force est de constater par la même occasion que le roman, publié en 1992 aux Etats-Unis, se situe à des lieux de la soupe que nous a servi Doug LIMAN dans son adaptation ciné. Le sujet principal reste néanmoins le même : David RICE, un gamin de dix-huit ans, qui vit une existence miséreuse, encaissant la violence quotidienne d’un père alcoolique, souffrant de l’absence d’une mère ayant quitté le foyer familiale alors qu’il n’avait que six ans, découvre, lors d’un moment critique, qu’il possède le pouvoir de « jumper » – comprenez, se téléporter – dans l’un des innombrables lieux qu’il a visité par le passé et dont sa mémoire s’est imprégnée. De pauvre gamin battu, il passe immédiatement au statu de jeune friqué indépendant possédant le monde à ses pieds. Changement d’échelle aussi vertigineux que grisant, que le lecteur s’approprie avec jubilation. Le thème n’a rien de bien nouveau ceci dit : un gamin paumé qui se voit coiffé de pouvoirs parapsychiques chamboulant son existence, on pense à quelques romans de Stephen KING, en tête desquels Carrie dont Jumper se rapproche sur bien des plans. Le thème de la téléportation n’a rien de novateur non plus : l’écrivain a d’ailleurs le bon goût, en fin d’ouvrage, d’énumérer les divers romans ayant par le passé exploité ce filon.

 

Malgré tout, Jumper fonctionne.

 

Impossible, en effet, de ne pas s’identifier au héros de l’histoire. Et c’est là le point fort du bouquin. Un gamin que l’auteur croque avec une justesse rare : car sous le verni de la fortune et de la liberté que lui confère son pouvoir, David RICE continue de porter les stigmates d’une enfance brisée, et c’est claudiquant qu’il avance sur le sentier de sa nouvelle existence. Egoïste, capricieux, parfois lâche, souffrant d’un terrible manque de confiance en soi, ses faiblesses amènent à considérer son pouvoir sous biens des aspects, et lui ouvrent des perspectives qui l’amèneront à quelques fatidiques choix. Bien au-delà du roman pour ado facile que laissait présager les séquelles du film, Jumper se révèle une agréable surprise, et étonne par la justesse, l’humanité, et la profondeur de son personnage central. Il aborde aussi quelques thématiques fortes : celle de la relation aux autres [qu’elle soient familiale, sociale ou amoureuse], celle des travers du « pouvoir » au sens large du terme, celle de la vengeance et de l’interrogation de sa légitimité morale, celle du parcours initiatique de l’enfant qui se construit, de l’ado s’acheminant, boitillant, vers la maturité de l’âge adulte. Comme reflet des préoccupations d’une époque, Steven GOULD appuie aussi une bonne partie de son roman sur les actes terroristes. A ce titre, l’évocation du World Trade Center [au cours de l’une des scènes mémorables du roman, totalement absente du film] se pose comme un sursaut prémonitoire qui n’est pas sans laisser les lecteurs post 11 septembre que nous sommes avec un certain malaise…

 

Vous l’aurez compris, le roman ne souffre que d’un défaut : celui de pouvoir pâtir du mauvais goût qu’à abandonné derrière lui, et chez les lecteurs potentiels, le visionnage de son adaptation cinématographique épileptique complètement ratée. Et la question fondamentale qui seule était à même de motiver notre lecture à l’entame du roman trouve très rapidement sa réponse : non, le personnage de Samuel Lee JACKSON ne porte pas de touffe oxydée dans le roman. Pour une raison simple : ce personnage n’existe pas dans le texte…

 

 

Alors certes, sur le plan du style, et bien que le parti pris de la narration a la première personne le justifie, on reste sur notre faim. Certes, le roman ne s’épargne pas quelques très grosses ficelles et n’est pas dépourvu d’incohérences… Mais au final, l’alchimie opère… Parce que le sujet du gamin paumé et ordinaire se voyant attribuer un pouvoir extraordinaire continue d’exercer sur le lecteur en mal de rêves une éternelle fascination ; parce que le tout est traité avec justesse… Et puis, le roman est aussi l’occasion de faire le triste constat du massacre ahurissant auquel peut se livrer l’industrie du cinéma hollywoodien : la dénaturalisation radicale d’une œuvre. Et rien que pour ça, Jumper, le roman, vaut le détour.



15/05/2013
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