La-Cave-aux-Mots

La-Cave-aux-Mots

Pascal GARNIER - Le grand loin


Marc, sexagénaire lassé de son existence insipide, décide de plaquer du jour au lendemain son quotidien pour emmener sur les routes de France sa fille Anne internée en hôpital psychiatrique. Aucune destination arrêtée à cette fuite vers l’avant : il y a la perspective imprécise de gagner Agen, ville évoquée empiriquement lors d’une conversation entre invités. Mais pas d’autre but précis. Il s’agit avant tout de rouler. D’oublier dans le mouvement et la vitesse la vacuité d’une vie sans relief. D’anesthésier dans la fuite et le défilement des lieux ce vide existentiel qui happe le désir autant que la volonté. Lorsque le monde et la société nous apparaissent pour ce qu’ils sont de pire : d’immenses rouleaux à laminer les âmes. Marc, personnage amorphe et placide, tente à cette occasion de renouer, ou, plus exactement, de tisser des liens avec sa propre fille qu’il ne semble pas connaître. Mais le road-trip ne prend pas la tangente escomptée : loin de partager et d’échanger, sa fille demeure hermétique, se dévoilant pour ce qu’elle est réellement : une malade, asociale et capricieuse, voire dangereuse. Leur petite virée sème bientôt dans son sillage une bande blanche de cadavres. Et il faut du temps à Marc pour accepter l’inavouable : sa fille est la meurtrière. En tout un chacun subsiste des angles morts, des zones d’ombres que ni la compréhension ni le regard ne peuvent percer. Chez Anne, ces angles morts demeurent inexpliqués. Sa folie ne trouvant aucune justification : là n’est pas l’objet de l’écrivain.

 

Dans ce court roman de cent cinquante pages, Pascal Garnier met à jour l’une des tares de notre société : l’absence de communication entre les individus, et l’effet délétère d’un quotidien si borné et répétitif qu’il en devient sans intérêt. Ses personnages, croqués avec une tendresse certaine par une plume généreuse, fluide, et délicieusement poétique, nous sont présentés comme enveloppés d’une gangue froide, sans réelle profondeur. Un manque d’épaisseur qui pourrait susciter le reproche, mais qui sert, au final, l’enjeu du Grand Loin : à savoir, dénoncer la déshumanisation progressive des individus dans une société sans direction, sans directives. Ce n’est pas en adoptant un gros chat pataud que Marc réussit à sensibiliser sa fille. Ce n’est pas non plus un achetant, sur un coup de tête, un camping-car qui leur permettra de poursuivre leur voyage avec ce sentiment rassurant d’emmener leur chez-soi n’importe où. Les piètres tentatives du père pour perforer la carapace de sa fille se soldent par une constante suite d’échecs. Anne a quelque chose du monolithe, glacial et opaque. Et Marc, père qui n’a probablement pas rempli son rôle par le passé, récolte les fruits de son absence : sa fille restera à ses yeux une inconnue dangereuse, et il ne pourra jamais la comprendre, ni même l’approcher.

Le roman ne sombre pourtant pas dans le drame. L’atmosphère n’est pas qu’au malaise : un humour noir et grinçant égaye le récit par petites touches. L’ironie corrosive, parfois, entre en jeu pour dédramatiser de manière judicieuse la tension de certains passages, et certaines situations ne manquent pas de confiner au loufoque ou à l’absurde, poussant le lecteur au sourire : lorsqu’Anne est obligée d’amputer son père d’un doigt mangé par la gangrène. Dans le même ordre d’idée : lorsque le père et la fille font un passage chez un médecin pour soigner le doigt douloureux. Le septuagénaire en blouse blanche, chenu et chevrotant, maigre comme un squelette, semble tout droit sorti d’un conte. L’écrivain le décrit comme une espèce de caricature inquiétante. A l’image de cette vacuité abyssale qui semble présider l’existence de Marc et dont il tente vainement de s’extirper, les personnages rencontrés au fil des pérégrinations demeurent des êtres sans intérêts, sans réelle épaisseur. Ce n’est définitivement pas à leur contact que Marc peut espérer grandir : un groom qu’il paye pour coucher avec sa fille, un immigré italien baragouinant deux trois mots de français… C’était un peu comme si cette vacuité abyssale lui avait mis le grappin dessus et qu’elle l’harnachait à la réalité sans possibilité d’échappatoire. Marc est littéralement cerné par la médiocrité. Habileté toute ironique de l’écrivain : « Le Grand Loin » n’est qu’une illusion. « Le Grand Loin » demeure et demeurera inaccessible à Marc et sa fille. Un lointain bancal et fantasmé que Marc ne se donnera à aucun moment les moyens d’atteindre, prisonnier qu’il est de son manque d’imagination, d’envie, et de perspectives… Son Road-trip est à l’opposé de ce qu’il devrait être : l’évasion en est absente. Le dépaysement est une utopie. Et loin de guérir sa fille de sa maladie, c’est plutôt l’inverse qui se produit : c’est la folie d’Anne qui se contamine au réel, et, par corolaire, à Marc. Par ce renversement habile des codes, l’auteur parvient à faire du Grand Loin une sorte d’anti Road-trip. C’est là sa réelle réussite.



22/05/2013
0 Poster un commentaire
Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 5 autres membres