La-Cave-aux-Mots

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Mathias ENARD - Parle-leur de batailles...


Année 1506. Michel-Ange, le génie florentin, fuit Rome, capitale du vice et de la manigance, en tournant le dos au pape Jules II incapable d’honorer ses engagements financiers. Sans le sous et misérable, l’orgueil rabattu par les puissants de ce monde qui non pas de scrupule à oublier leurs dettes, maudissant ses rivaux qui fomentent complots sur complots pour le destituer, Michel-Ange finit par répondre aux sirènes de l’Orient : le sultan Bajazet lui fait parvenir une requête l’invitant à se rendre à Constantinople pour élaborer un pont qui enjambera la Corne d’Or et reliera Péra à la capitale ottomane. Projet ambitieux, porteur d’une reconnaissance illustre, sur lequel le grand De Vinci a déjà brisé ses mines. Michel-Ange, aussi bien attiré par l’appât du gain que par la perspective du dépaysement, ne tarde pas à accepter. Il rejoint donc la ville de lumières, et découvre, dans ce pays étranger où les minarets ondulent dans l’incandescence du jour, des coutumes, des us, des dialectes, toute une culture qui le fascine. Mais Michel-Ange, loin de ses proches et de sa patrie, se sent aussi seul, et parfois perdu, en dépit de la correspondance qu’il entretient avec ses frères. Il y a pourtant Mesihi, secrétaire du grand vizir Ali Pacha, poète reconnu et respecté, qui remplit parfaitement son rôle d’hôte prévenant, faisant découvrir au florentin les charmes inépuisables de sa cité : la basilique Sainte-Sophie, chef-d’œuvre d’architecture et d’harmonie qui laisse Michel-Ange étourdi ; les marchés et les bazars en plein air, où s’entassent animaux, marchandises, trésors de tous horizons, bibelots et merveilles ; les nuits dans les tavernes, où danseurs, poètes et musiciens unissent leurs talents pour hypnotiser les foules plongées dans les vapeurs capiteuses de l’alcool et de l’opium… C’est d’ailleurs au cours de l’une de ces nuits que Michel-Ange tombe sous les charmes d’une danseuse andalouse à la chorégraphie obsédante, à la silhouette séraphine. Dans cette existence oisive, l’artiste florentin tarde à livrer les plans de ce qui devrait être son chef-d’œuvre. Il doit la naissance de sa création à Mesihi, l’hôte fidèle, qui le conduit jusqu’au cœur palpitant de sa cité et de sa culture, là où la magie et l’amour s’unissent pour percer les cœurs étrangers et faire vibrer les émotions à fleur de peau. Sans que Michel-Ange puisse le soupçonner, une relation forte unit les deux hommes : Mesihi, amoureux silencieux qui gareras tus ses sentiments, sera aussi le protecteur de Michel-Ange. Car comme dans toutes capitales, à Constantinople comme à Rome, les complots tissent la trame souterraine de la vie politique. Et sans le savoir, Michel-Ange est une fibre de cette vaste toile. Un fil que certains désirent trancher…

 

Après un « Zone » couronné par le prix Décembre 2008 et le prix du livre Inter 2009, Mathias Enard nous revient dans un registre résolument différent. « Parle-leur de batailles… » repose sur une thèse défendue par l’écrivain et bon nombre d’historiens : en 1506, Michel-Ange aurait voyagé jusqu’à Constantinople pour y bâtir, sur commande du sultan, un pont joignant Péra à la capitale. Les indices laissés à la postérité, et étayant cette thèse, sont consignés en fin d’ouvrage et ouvrent effectivement les portes à l’imagination : le croquis d’un pont, conservé au musée des Sciences de Milan, l’invitation du sultan, notifiée par Ascanio Condivi, biographe et ami de Michel-Ange, les lettres de l’artiste adressées à ses frères et reproduites par Michel-Ange dans son roman. Des indices significatifs, donc, sur lesquels s’appuie l’écrivain pour broder sa fiction. Car, bien que sérieusement documenté, « Parle leur de batailles… » demeure avant tout une œuvre romanesque. Dans sa construction, tout d’abord : trois types de narrations cohabitent au sein du texte. La première, et principale, à la troisième personne, mettant en scène le périple du Michel-Ange dans la capitale ottomane. La seconde, une série d’apostrophes, composées à la seconde personne, de la main d’un auteur inconnu – on soupçonne le poète Mesihi, mais on se trompe… – et destinées à Michel-Ange, dans un tutoiement intime et épicé, qui souligne toute la saveur et la chaleur d’un amour nocturne. De l’identification de cet émetteur dépend la chute du roman, et lorsque celle-ci survient, elle ne manque pas de produire sur le lecteur son petit effet. Troisième narration, enfin, celle des lettres de Michel-Ange, à la première personne, adressées à ses frères éloignés. Une œuvre romanesque, « Parle leur de batailles… » l’est aussi, et au-delà de sa forme, dans le fond. Si la thèse soutenue par l’écrivain est étayée au fil du texte par différentes supputations judicieuses que la réalité semble corroborer – la fresque ornant le plafond de la chapelle Sixtine aurait clairement été influencée par ce voyage oriental de l’artiste florentin : les scènes de vie dont aurait été témoin Michel-Ange auraient nourris son inspiration – cette hypothèse demeure le canevas, l’assise sur laquelle vient se déployer la prose attractive et évocatrice de l’écrivain et son imagination puissante : « Parle-leur de batailles… » prend en effet rapidement la tournure d’un roman d’évocation, pour ne pas dire d’invocation : le voyage, le dépaysement, la découverte, et avant tout l’amour constituent le tissu du récit. Etranger en terre inconnue, Michel-Ange vat à la rencontre du joyau ottoman avec le regard émerveillé d’un enfant : sous la plume généreuse et méticuleuse de l’auteur, les lieux, les situations, les personnages, l’éclat des couleurs, les fragrances multiples des parfums et des odeurs, tous les éléments de ce faste tableau se parent d’une luminosité exotique presque miraculeuse, d’une incandescence à la fois riche et exubérante qui fait littéralement renaître la capitale sous les lignes. Les odeurs, les sons, les bruits, les musiques, les dialectes, tous ces ingrédients qui font de la cité le cœur palpitant de l’empire ottoman se mêlent et se réfractent, s’assemblent et se complètent, magnifiés par la prose de l’auteur, pour étourdir et aveugler Michel-Ange autant que le lecteur. Tout vibre de lumière. Tout baigne de chaleur. Si voyage et dépaysement forment les arches solides soutenant l’édifice romanesque, la thématique de l’amour en constitue sûrement la clef-de-voûte : l’amour, en premier lieu, que croit nourrir Michel-Ange à l’endroit de la danseuse andalouse au charme magnétique. Amour platonique, pourtant, qui demeurera de surface. Plus important, l’amour tu que voue le poète Mesihi au génie florentin et qui ne trouvera malheureusement pas, dans le temps du roman en tous cas, de réciprocité. Un lien indéfectible unit pourtant ces deux hommes, et c’est ici que le travail de l’écrivain impose une habileté certaine : cet amour, dans l’imaginaire de Mathias Enard, vient étayer la thèse historique défendue : « Parle-leur de batailles… » se découvre ainsi comme le roman d’un amour inavoué, demeuré telle une phrase en suspens, dans l’expectative de la réalisation d’un fantasme enfoui, insatisfait par essence car inassouvi : détourné des élans profonds de son cœur par l’effervescence superfétatoire et hypnotique d’un monde nouveau et le charme exotique des êtres de chairs, Michel-Ange refuse de répondre aux avances silencieuses du poète épris. Ce n’est que bien plus tard, de retour dans sa patrie, loin du bouillonnement de la cité ottomane ensoleillée que l’amour inavoué ancrera pourtant ses racines dans le cœur de l’artiste florentin, et que le visage de l’être aimé en secret, ce lointain poète, viendra hanter sa mémoire jusqu’à influer sur son œuvre : le visage d’Adam, constituant l’un des tableaux de la fresque de la chapelle Sixtine, c’est la reproduction du visage de l’être chéri, et ces deux doigts qui se frôlent sans se toucher, le symbole d’un amour existant, réel, mais demeuré inabouti, soluble dans la lente fuite du temps.  

 

 



22/05/2013
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