La-Cave-aux-Mots

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Antoine VOLODINE - Ecrivains


 

Ayant bénéficié de la bourse Jean-Gattégno 2008 du Centre national du livre pour la rédaction de son dernier ouvrage, Antoine Volodine nous revient cette année avec Ecrivains, OLNI giratoire vertigineux qui élargit davantage la définition du Post-exotisme dont l’écrivain aux visages multiples est l’initiateur. Petite plongée sans retour dans un univers opaque, échappant à tous les canons de la littérature pour repousser les limites de l’acte d’écriture et forcer les lecteurs à réorganiser considérablement leurs deux hémisphères cérébraux.

 

 

Ecrivains. Le titre sobre, presque solennel, devrait augurer d’une définition pragmatique. Mais sous la plume de Volodine, bien sûr, il n’en est rien. Ecrivains regroupe sept portraits, sept images figées, sept fractions conjointes et disjointes qui, assemblées, dresse le panorama mosaïque du courant post-exotique. Pour les néophytes en la matière, l’immersion risque d’être rude. Pour les adeptes de l’écrivain, le passage sera moins éprouvant : ils se retrouveront rapidement en territoire familier. Car sous la narration d’apparence éclatée et diffuse, le canevas, les codes qui cimentent la vision post-exotique répondent ici à l’appel : échos et symétrie des différents textes, qui, tour à tour, se répondent ou se reflètent ; atmosphère viciée, terriblement oppressante, voire aliénante, émanant d’un cadre indéfini ; personnage prostrés dans les ténèbres et perclus de souffrances ; primordialité de la voix sur toute chose ; omniprésence de l’inertie et de la vacuité ; discours latents d’une forme d’activisme de l’entropie, de militantisme du nihilisme ; rémanences obsédantes de visions rattachées aux traumatismes collectifs des génocides du XXème siècle ; systématisation de la claustration des personnages… La liste est longue de ces points unitaires vers lesquels ces sept portraits convergent, et la vision que nous donne Volodine de ces sept écrivains s’annonce aussi originale que dérangeante.

 

Dérangeante, comme le portrait de Mathias Olbane qui ouvre le bagne. Un écrivain condamné par l’existence à tous les niveaux : condamné à vingt-six ans d’emprisonnement pour avoir été « l’assassin des assassins », condamné à souffrir d’une maladie dégénérative de l’épiderme qui le ronge peu à peu, faisant de lui un monstre aux yeux des autres. Sa condition se caractérise par la souffrance et le vide : il est un paria, un rebut, dans un contexte social et politique nébuleux au sein duquel gronde la menace lointaine de la révolte. Sa réalité, noire, semble comme enfantée par le chaos. Il souffre aussi des limites formelles et expressives de son outil : la langue. Alors il entame une œuvre nouvelle qui consiste à inventer des mots inédits et les compiler, sans but, sans fin. Sellé à la médiocrité de son quotidien, il ne trouve ni la force ni la volonté de se donner la mort. Il reste ainsi claustré, prisonnier d’un présent éternel où la vacuité de son existence et la souffrance de son corps comme de son esprit se prolongent, semblables à d’interminables cris silencieux. Mathias Olbane, ou la figure dépressive de l’écrivain déchu.

 

Second portrait de ces écrivains, Linda Woo. Enveloppée de ténèbres, elle oscille dans sa geôle exigüe, en transe, et sa voix résonne au-delà de la nuit : son monologue, seule arme capable de repousser sa solitude et combattre l’oubli, expose ce qui pourrait tout à fait passer pour un manifeste du Post-exotisme défini ici comme « l’œuvre de la révolte contre les maîtres assassins ». La présence de « brûlés » venant la visiter au cours de sa transe évoque, comme une passerelle intangible, les corps immolés d’Avec les Moines Soldats de Lutz Bassman, autre visage de Volodine. Rémanences obstinées qui traversent les frontières poreuses des œuvres rattachées au Post-exotisme pour en asseoir la cohérence souterraine. Cadre indéfini, obscurité cancéreuse, la voix comme unique vecteur de l’existence : Linda Woo incarne l’un des innombrables visages du Post-exotisme.

 

Troisième portrait, peut-être l’un des plus prenant de ce panorama, celui d’un écrivain dont on ne saura jamais le nom. Mais bien sûr, toute nomination est superflue : lui aussi n’est qu’une des voix anonymes appartenant à la multitude diffuse du Post-exotisme. Interné en hôpital psychiatrique, l’écrivain est retenu prisonnier par deux patients qui ont fomenté une rébellion et renversé le corps médical en assassinant ses représentants. Tandis que d’obscures forces de l’ordre s’apprêtent à donner l’assaut aux portes de l’asile, l’écrivain est soumis à un interrogatoire et malmené. Pour échapper à la souffrance de l’instant, il se réfugie dans son passé et retourne à la source de sa vocation : à l’âge de cinq ans, en classe, lorsqu’en lui s’est déclaré le besoin compulsif d’écrire. Texte de haut vol à l’angoisse palpitante. Les visions fragmentées de cette étape décisive de sa vie se heurtent aux maltraitances et à l’hermétisme accablant de ses deux tortionnaires avec lesquels toute communication est impossible. Volodine met en exergue ce qui préside à la volonté d’écriture. Ici, le besoin de l’écrivain n’est pas incubé ex-nihilo : en noircissant ses protège-cahiers, il n’a pas l’impression d’entamer une œuvre, mais d’en poursuivre une antérieure, laissée en suspens par une autre voix avant lui. Comme si la somme des écrits se rattachait finalement au même fil, émanait de la même source, comme si les écrivains étaient reliés, connectés au-delà du temps et de l’espace, que leur création imitait une longue chaîne collective perpétrée par des mailles sans cesse renouvelées. La prose est échevelée : de longues phrases s’étalant parfois sur trois pages, sans respiration, sans ponctuation. Une logorrhée incontinente et frénétique, aliénée et aliénante, qui souligne le caractère dramatique et oppressant de la scène. Jusqu’au point final, et fatal : car rien ne peut taire la voix de la création. Rien, excepté la mort…

 

Quatrième portrait. « Remerciements » prend la tournure d’un entracte bienvenu. Volodine se met dans la peau d’un écrivain adressant ses gratitudes aux rencontres et connaissances diverses qui ont participé de près ou de loin à l’élaboration de son œuvre. Le ton tranche agréablement avec l’angoisse sourde des autres textes : ironique, piquant, drôle, porté sur l’autodérision, Volodine brocarde les travers multiples d’une vie d’écrivain. Sont passées au crible de sa plume les conquêtes féminines, innombrables, les sources d’inspirations, les échecs, les passages à vide. Difficile de ne pas sourire à l’annonce des faits qui ont conduit l’écrivain à deux années d’internement en clinique psychiatrique : une proposition de réintroduction des espèces menaçantes en zone urbaine –  anthropophages, coupeurs d’oreilles, réducteurs de têtes – sous le motif d’assurer une plus grande biodiversité dans les agglomérations. Fragment pimenté de la mosaïque volodienne qui ne dépare pourtant pas l’ensemble : car en arrière-plan à ces « Remerciements » empreints de légèretés, le cadre extérieur demeure le même : un monde post-apocalyptique encore marqué des scories du siècle passé et des sombres processions mortuaires charriées par les génocides des peuples malades.

 

Cinquième portrait : « La stratégie du silence dans l’œuvre de Bogdan Tarassiev ». Texte à forte propension borgesienne. Volodine rédige ici l’exégèse de l’œuvre d’un écrivain imaginaire, Bogdan Tarassiev, ayant entamé sa carrière littéraire en 2017. Antoine Volodine / Bogdan Tarassiev : mêmes métriques syllabiques, même symétrie des assonances : en se plongeant dans l’étude de la bibliographie de cet écrivain fictif, Volodine contemple sciemment le reflet de son propre visage réfracté, analyses les clés de sa propre œuvre, met en lumière son propre parcours… La finalité reste la même : tenter d’arrêter une image du Post-exotisme. Les personnages et rôles secondaires de Tarassiev ont cette spécificité de porter des noms phonétiquement semblables : sous un même nom, plusieurs identités. Tarassiev souffre d’un manque cruel de reconnaissance. Son corps est rongé par un psoriasis galopant. Trop en avance sur son temps, ses romans demeurent incompris du plus grand nombre et ne trouvent d’écho favorable que chez un petit cercle d’initiés. Ils portent en leur sein l’impulsion de la révolte, sont imprégnés des relents véhéments d’un militantisme anarchiste. Et la figure du personnage de Wolff, récurrente, hante leurs pages. Volodine aime les contorsions de l’esprit. Adepte des constructions en gigogne et des mises en abîme vertigineuses, il prend un malin plaisir à laisser Tarassiev, l’écrivain imaginaire, se faire le critique de sa propre œuvre, comme Volodine, à travers lui, se fait l’analyste de la sienne. L’occasion de se livrer à une réflexion passionnante sur les limites de l’inventivité littéraire. Borges n’est définitivement pas loin. Découvrant au fil du texte les caractéristiques inhérentes au Post-exotisme, l’épilogue de ce cinquième fragment en illustre aussi la finalité latente : après le temps des mots, celui des actes. La chute du texte, là encore, oblige le lecteur à une contorsion mentale audacieuse : Tarassiev, avant de mettre fin à ses jours, signe son ultime message adressé à la postérité du nom de Wolff, personnage central de sa création littéraire. Le glissement s’est opéré : Tarassiev s’est incarné dans son propre personnage, en obéissant dans la réalité aux mêmes actions romanesques que sa création littéraire. L’inversion des valeurs est pour le moins dérangeante : si, en règle générale, l’écrivain instille dans son personnage son propre vécu, chez Tarassiev, ce transfert est inversé : c’est la créature qui influe sur son créateur. Mais au fond, créateur et créature sont-ils réellement à différencier ? Ne sont-ils pas tous deux les profils d’un même visage ? Et l’œuvre de Tarassiev, loin de se raccrocher à quelque penchant romanesque, n’a-t-elle pas plutôt vocation d’englober la réalité ? Autant de questionnements qui touchent au noyau dur de l’œuvre de Volodine.

 

Sixième portrait : « La théorie de l’image selon Maria trois-cent-treize ». Où Maria, écrivaine fraîchement décédée, erre, nue et vulnérable, dans un décor de pures ténèbres. Mais au-delà de la mort, cependant, la voix se doit de continuer à résonner. Volodine exploite de nouveau un effet de mise en abîme, une construction en emboîtements. Maria se remémore l’un de ses textes : un tribunal obscur, indéfini, dressé pour juger l’un de ses personnages. Elle a l’impression, dans ce lieu où rien ne semble exister, de vivre une situation similaire et d’incarner le personnage qu’elle a inventé. Réminiscences kafkaïennes qui renvoient au Procès dans lequel Kafka se projetait dans la peau de K. Malléabilité des frontières séparant les écrits passés, présents, et à venir, qui trace au lecteur la cartographie d’une œuvre totale et collective. Devant ce tribunal imaginaire, Maria tient une conférence et tente d’arrêter une définition du courant post-exotique. Mais son monologue demeure abscons en dépit des nombreux exemples dont elle l’illustre. Face à cette impossibilité de communiquer, Maria finit recroquevillée sur le sol, assimilée à un insecte rampant, évocation lointaine d’une Métamorphose

 

Ultime portrait de ces Ecrivains, celui de Nikita Kouriline. Ecrivain russe, analphabète, dont l’œuvre romanesque se caractérise par son oralité. Traumatisé par le récit que lui a rapporté sa grand-mère de sa mise au monde ayant entraîné la mort de sa mère en couche, Kouriline n’a plus pour seul but que de réécrire cet épisode comme pour l’expier par les mots. Volodine se livre encore à un jeu littéraire impressionnant, en nous décrivant cette scène de l’accouchement à cinq reprises, pour nous la faire apparaître pour ce qu’elle est : une hantise. Une situation. Cinq mises en scène. L’image reste la même, mais la voix diffère. En enquêtant, Kouriline découvre que le jour de sa naissance coïncide avec l’exécution de vingt-milles contre-révolutionnaires par le NKVD durant les purges staliniennes. Ce que sa grand-mère lui cachait sous le son de cloches lointaines, c’est en réalité le bruit des salves du peloton d’exécution qui donne la mort. Et le sang versé des insurgés, dans une image dramatique d’une rare poésie, vient se mêler à celui de sa mère agonisante. L’effet de symétrie a le caractère saisissant d’une vision : tandis que des milliers meurent, Kouriline, lui, vient à la vie. Prisonnier de cette image qui le hante, l’écrivain analphabète tente, grâce aux mots, de redonner vie à ces victimes. Et à travers sa bouche, ce sont les voix de tout un peuple qui s’expriment et se libèrent en une polyphonie funeste mais salvatrice.

 

De prime abord, un tel texte pourrait apparaître confus, abstrait. Mais c’est sans compter sur la prose d’Antoine Volodine qui scelle ces portraits disparates. Autre élément unifiant, des passerelles existantes, au sein de l’œuvre, et reliant les textes les uns aux autres. On retrouve ainsi, dans trois de ces portraits, l’évocation du suicide de l’écrivain. Ou encore, celle de la maladie. Tous ces écrivains partagent aussi une condition de prisonniers, au sens propre comme figuré. Bref, les échos sont innombrables et apportent au texte une cohérence souterraine qui se joue avant tout sur le fond. Certaines obsessions, semblables à des névroses, refont souvent surface, lancinantes redites, pour nous dresser un arrière-plan où sourd le chaos : un monde post-cataclysmique où presque plus rien ne subsiste ; un cercle d’individus fomenteurs de la révolte qui s’opposent à un pouvoir autocratique  par des actions terroristes ; l’omniprésence étouffante de ténèbres qui enserrent indifféremment individus et pensées… Cette toile de fond délétère, mortifère, jamais véritablement décrite, toujours tracée en esquisse, participe à entretenir ce sentiment de malaise et d’angoisse prédominants renforcé par le comportement erratique des personnages. Pourtant, la visée de l’écriture, si puissante, reste la même : tenter de capturer une image figée d’un concept – le Post-exotisme – en constant mouvement, insaisissable par essence.

 

 

A l’ombre de Kafka, de Borges, de Becket, des francs tireurs de l’Oulipo, de tous ces écrivains iconoclastes ayant trituré les mécanismes de l’écriture et de la narration pour repousser les limites de la littérature, Antoine Volodine continue de faire résonner sa voix unique, atypique, informelle, en creusant la définition du Post-exotisme dont il incarne le chef de fil. Œuvre de l’entropie, de l’indéterminé, de l’expiation rédemptrice, portée par des visions traumatiques obsédantes qui hantent ses portraits à la façon de cauchemars récurrents, Ecrivains ouvre la porte à une somme de réflexions sur la visée de tout objet littéraire. Indispensable.



22/05/2013
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