La-Cave-aux-Mots

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Santiago GAMBOA - Necropolis 1209


Au sortir d’une maladie qui l’a contraint à rester deux années loin de l’écriture, un écrivain d’origine colombienne est convié à participer à un congrès organisé à Jérusalem sur la thématique de la biographie. Désireux de renouer des liens avec le petit monde de l’édition, l’invitation lui apparaît comme une occasion à saisir. Quelques jours plus tard, il se retrouve donc dans un grand hôtel huppé, sis au centre de la cité, entouré de biographes réputés et de quelques éditeurs prestigieux. Au dehors, et loin de l’ambiance chaleureuse des lieux, la guerre gronde : les bombardements incessants ponctuent les journées comme les nuits, les menaces d’attentat instillent dans les esprits l’appréhension, et il arrive régulièrement que l’hôtel soit la cible de tirs, de grenades, d’explosions… C’est dans ce climat de tension que les intervenants prennent cependant la parole pour rapporter leur histoire : celle de leur vie, ou celle d’autres. Figure centrale de ces conférenciers : José Maturana. Ancien drogué. Ancien taulard. Caractériel et violent. Gosse de la rue ayant grandi dans la crasse, la débauche, et la misère, il est converti sur le tard à une Eglise évangélique inaugurée par un prêtre au profond magnétisme et devient l’un de ses plus fervents pasteurs. Jusqu’à ce que l’Eglise en question s’effondre. Le récit de cet homme de foi iconoclaste captive l’auditoire et remporte l’unanimité. Mais le soir suivant cette brillante introduction, José Maturana est retrouvé mort dans sa baignoire, les veines tranchées. Suicide ? Meurtre ? Le narrateur décide de mener l’enquête, autant pour mettre un peu plus à nu ce personnage à la trajectoire fascinante que pour donner de la matière à ce qui semble bien prendre la tournure d’un nouveau roman…

               

Raconter des histoires. Tel est l’enjeu principal de Necropolis 1209. Sous la plume de Gamboa, les différents récits rapportés par les biographes vibrent de vie, portés par une langue tour à tour caustique, argotique, mélancolique, pudibonde, toujours généreuse et savoureuse. Chaque récit possède un charme intrinsèque auquel il est impossible de ne pas céder. L’histoire du Pasteur José Maturana vaut à elle seule la lecture.  Gamboa réussit un véritable tour de force littéraire : en se glissant dans la peau de ce narrateur hors-norme, il trace une autoroute de trouvailles langagières jubilatoires, de métaphores encanaillées frappées au coin de la rue. Félicitons au passage le travail du traducteur aux petits oignons. Par le biais de ce portrait, Gamboa cristallise aussi les travers d’une société américaine en mal de spiritualité et encline à garder bonne conscience contre sonnantes donations. Mais les autres récits ne sont pas en reste. Celui des deux joueurs d’échec, par exemple, s’il tempère pas sa lenteur et sa sobriété l’effervescence du précédent récit, émeut par sa poésie et sa justesse : l’image finale de ces deux vieillards, anciens champions passionnés malmenés par les aléas de l’existence, qui se retrouvent tous les soirs au bord de la plage pour se livrer au rituel d’une énième partie, ne peut laisser insensible. Le récit du colombien pris en otage par un groupe de paramilitaires près à le déposséder suscite un engouement semblable : ce récit d’une vengeance tenace se double d’une réécriture assumée du Comte de Montecristo d’Alexandre Dumas. Et cette actualisation du mythe, parfaitement maîtrisée, nous rappelle que l’intérêt d’une histoire tient moins à son sujet qu’à la manière de le raconter. Autre récit, celui totalement déluré et totalement trash de Sabina Vedovelli, italienne sulfureuse, star du porno à l’ascension fulgurante mais à l’existence grêlée de zones d’ombre : drogue, viol, absence de figure parentale… Par son entremise, Gamboa nous livre le récit d’une personnalité pugnace et combattive, poussée par une volonté de vivre exemplaire (sa cousine ne disposera pas de la même force de caractère…). Fil conducteur de ce roman choral, l’enquête menée par le narrateur, qui tente de mettre à jour la nature exacte de la mort de José Maturana, conduit avec une certaine habileté ces récits mosaïques. L’occasion nous est ainsi donnée d’avoir sur la même histoire – la vie du pasteur – différent points de vue, différents éclairages. Sous-jacente à ce procédé polyphonique, une question d’importance sur la validité et la pertinence de tout écrit biographique : jusqu’où peut-on faire confiance à l’écrivain ? Où s’arrête le rapport exact des faits, où commence la fiction ? Difficile, enfin, de ne pas évoquer l’étrange relation qui s’établit, au fil de la lecture, entre le cadre de l’action – une Jérusalem soumise à d’incessants bombardements, un contexte qui bascule progressivement vers une fin du monde imminente dont la cité trois fois sainte semble l’épicentre – et la teneur presque lyrique et lumineuse des différentes histoires. Tandis que la guerre amoncelle ses morts dans les rues, que la réalité fracasse les existences, la vie se poursuit malgré tout, avec une certaine frénésie, évoquée voire invoquée par la puissance des mots et le devoir de mémoire, brillante dans l’écrin du langage qui transcende le réel pour l’immortaliser. Rapporter l’histoire de ces vies dépasse dès lors la stricte visée ludique : il apparaît comme un effort de conservation et de préservation. La réponse ultime opposée au chaos rampant sur le monde.

 

Dans une effervescence prosodique qui ne se tarit jamais, Gamboa livre à ses lecteurs une petite somme d’histoires enchâssées où palpite la vie. Exercice de style flamboyant nous présentant le récit de personnages haut en couleur aux existences dramatiques, drolatiques, parfois trop incroyables pour être vraies,  parfois trop vraies pour être imaginées, Necropolis 1209 nous laisse étourdi, avec cette impression grisante d’avoir pris, à travers ses pages, en grand bol d’air littéraire. On en redemande.



22/05/2013
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