Ignacio DEL VALLE - Empereur des ténèbres
Hiver 1943. Sur le front russe, près de Leningrad, un détachement espagnol, la division Azul, soutient l’armée allemande dans ses efforts de guerre. Tandis que la faim et le froid rognent les soldats et que les défenses allemandes s’amenuisent sous les feux nourris et les infiltrations pernicieuses de l’armée russe, on découvre, un matin, le cadavre d’un espagnol, prisonnier d’une étendue d’eau gelée, égorgé selon un rituel qui prédispose au meurtre. L’ex-lieutenant Arturo Andrade, au passif de criminel, est chargé par sa hiérarchie de mener l’enquête. Epreuve difficile : si le meurtre présente les ingrédients du crime passionnel, il semble aussi être le centre de plusieurs conflits d’intérêt. Car sous le bastion allemand, le détachement espagnol n’en garde pas moins ses attaches à son pays : franquistes et phalangistes continuent de se regarder en chiens de faïence. C’est donc en terrain miné que le lieutenant Arturo doit évoluer.
Il y a cette scène, qui ouvre le roman. Semblable à un tableau de Goya : ce cadavre de soldat, égorgé, entouré de chevaux en débandade, tous figés sous le gel, couverts d’une couche de glace iridescente, prisonniers tétanisés par la morsure implacable de l’étendu russe, ce vaste continent hostile qui cerne dans sa gangue les âmes perdues. Tableau à la beauté mortel qui signe le point de départ d’une enquête crépusculaire, taillée dans le blanc et le noir, dans le froid aride du climat et la chaleur reluisante des bombes. « Empereurs des ténèbres ». Tout est dans le titre. Les personnages qui hantent ce roman – bouts de chair vivant, mais pour combien de temps ? – sont prisonniers d’une parenthèse : des vivants en sursis. La mort, sur le front de la guerre, peut frapper à tout instant, sans prévenir. En tombant du ciel, comme ces salves d’obus qui pilonnent à répétition les baraquements, les bunkers, les ruines éclatées de la ville ; ou en s’immisçant de l’intérieur, larvée et insidieuse, par le biais d’agents russes infiltrés. La mort est omniprésente et pousse les soldats à avancer, malgré eux, en se sachant déjà un pied dans la tombe. « Empereurs des ténèbres ». Oui. Car les ténèbres rodent. Sur les petits matins blêmes de la campagne russe, où le soleil calamiteux a le plus grand mal à percer le ciel couleur limaille. Sur les charniers à ciel ouvert, où la neige tombante élonge un linceul floconneux sur les corps déchiquetés. A moins quarante degrés, toute chose se vitrifie, et les soldats amaigris, en dépits de leurs couches de vêtements superposées, s’engourdissent dans une morne torpeur. Les ténèbres rodent aussi dans le cœur des hommes : le lieutenant Arturo, tributaire d’un passif de criminel, doit combattre les démons de son passé. Le sergent Espinosa qui le seconde dans son enquête, est ébranlé dans sa foi au contact des barbaries inhumaines que la guerre enfante. Les ténèbres contaminent le cœur des hommes : au milieu de cet enfer blanc, toute innocence se désagrège pour ne laisser que des âmes nues, vidées, meurtries, sans repères ni substance ni perspective. La violeta – sorte de roulette russe –, bien qu’officiellement condamnée par la hiérarchie militaire, se pratique régulièrement à huis clos. On parie sa maigre paye sur la vie d’un soldat suicidaire qui ne craint plus la mort pour l’avoir trop fréquentée. C’était le cas du sous-lieutenant Luis Del Aguila, première victime assassinée. C’est aussi le cas de Galo Rodriguez, que la mort semble vouloir recracher obstinément. Parfois, le pistolet décharge sa salve. Lé détonation claque. Et le corps à la tête crevée répand une giclée visqueuse sur le sol avant de s’affaler mollement devant les regards fascinés de l’assistance cosmopolite : car devant ce jeu, allemands, russes, finlandais, espagnoles mettent de côté leurs différends pour se côtoyer, tous mus par la même attraction morbide. L’argent passe de mains en mains. La vie n’a plus vraiment de prix. La mort est monnaie courante. Même Arturo semble se jouer d’elle, du frisson qu’elle colporte : en un rituel malsain, il vient se positionner, presque chaque jour, sous le museau d’un berger allemand enchaîné. La bête écumant de rage aboie sa haine, ses crocs claquant à quelques centimètres de la gorge du lieutenant souriant. Et les ténèbres continuent de s’épandre. L’unique représentant religieux du campement, un aumônier rétif et componctueux, se shoote à la morphine. Le fond de son discours a des relents nauséabonds. Mais les Empereurs des ténèbres, ce sont avant tout ces hommes au regard vide, absent, ces SS à la pensée formatée intégrés aux Einsatzgruppe, terribles groupes d’intervention chargés d’appliquer la politique d’extermination de la machine hitlérienne. On cherche l’innocence, dans ce creuset de ténèbres. Et elle est rare. Il y a bien la figure de ce petit russe, Alexandre, que le lieutenant Arturo arrache in extremis à une exécution. Cette scène tendre où les deux personnages pissent de conserve dans la neige constitue peut-être l’un des rares moments de complicité du roman. Il y a aussi la figure du caporal Aparicio, à la carrure de catcheur et à la naïveté enfantine, drôle et baroudeur, qui tempère quelque peu la gravité de ses congénères. Quant aux rares figures féminines, elles ne sont présentes que pour exacerber les pulsions enfouies des hommes, ou y répondre : chez le lieutenant Arturo, Hilde, SS impavide à la beauté frigide, est la source d’un amour impossible demeuré à l’état de fantasme, tandis que Zira, la belle slave, devient le réceptacle charnel de sa fureur et de ses névroses.
C’est dans ce cadre à l’opacité tenace et contagieuse que le lieutenant poursuit son enquête. Entre les échos de la défaite imminente de la Wehrmacht, le froid abrutissant de l’hiver russe, ses températures mortifères, son duvet de neige uniforme et renouvelé, le roulement incessant des tirs de barrage tout proche, Arturo avance, porté par l’unique volonté de faire appliquer la justice dans ce contexte de chaos. Les meurtres se perpétuent. Leur mise en scène étudiée ouvre la piste de la franc-maçonnerie. Et Arturo soupçonne. Il interroge. Il élabore des scénarios. Il rassemble les indices, opiniâtre, méticuleux. Il s’enfonce dans son enquête comme l’armée allemande s’enfonce dans sa défaite. Car au bout de ces deux trajectoires parallèles, celle de l’histoire, et celle de l’individu, un même enjeu : la mise à nu du cœur des hommes déchus de leur humanité. « Nous portons en nous un enfant et tant qu’il en sera ainsi, nous pourrons échapper au mal sous le manteau de l’innocence, nous franchirons les rivières, nous essuierons des tempêtes, nous pourrons même traverser les flammes de l’enfer ». Car dans « Empereur des Ténèbres », les enfants ne sont plus.
Mathias ENARD - Parle-leur de batailles...
Année 1506. Michel-Ange, le génie florentin, fuit Rome, capitale du vice et de la manigance, en tournant le dos au pape Jules II incapable d’honorer ses engagements financiers. Sans le sous et misérable, l’orgueil rabattu par les puissants de ce monde qui non pas de scrupule à oublier leurs dettes, maudissant ses rivaux qui fomentent complots sur complots pour le destituer, Michel-Ange finit par répondre aux sirènes de l’Orient : le sultan Bajazet lui fait parvenir une requête l’invitant à se rendre à Constantinople pour élaborer un pont qui enjambera la Corne d’Or et reliera Péra à la capitale ottomane. Projet ambitieux, porteur d’une reconnaissance illustre, sur lequel le grand De Vinci a déjà brisé ses mines. Michel-Ange, aussi bien attiré par l’appât du gain que par la perspective du dépaysement, ne tarde pas à accepter. Il rejoint donc la ville de lumières, et découvre, dans ce pays étranger où les minarets ondulent dans l’incandescence du jour, des coutumes, des us, des dialectes, toute une culture qui le fascine. Mais Michel-Ange, loin de ses proches et de sa patrie, se sent aussi seul, et parfois perdu, en dépit de la correspondance qu’il entretient avec ses frères. Il y a pourtant Mesihi, secrétaire du grand vizir Ali Pacha, poète reconnu et respecté, qui remplit parfaitement son rôle d’hôte prévenant, faisant découvrir au florentin les charmes inépuisables de sa cité : la basilique Sainte-Sophie, chef-d’œuvre d’architecture et d’harmonie qui laisse Michel-Ange étourdi ; les marchés et les bazars en plein air, où s’entassent animaux, marchandises, trésors de tous horizons, bibelots et merveilles ; les nuits dans les tavernes, où danseurs, poètes et musiciens unissent leurs talents pour hypnotiser les foules plongées dans les vapeurs capiteuses de l’alcool et de l’opium… C’est d’ailleurs au cours de l’une de ces nuits que Michel-Ange tombe sous les charmes d’une danseuse andalouse à la chorégraphie obsédante, à la silhouette séraphine. Dans cette existence oisive, l’artiste florentin tarde à livrer les plans de ce qui devrait être son chef-d’œuvre. Il doit la naissance de sa création à Mesihi, l’hôte fidèle, qui le conduit jusqu’au cœur palpitant de sa cité et de sa culture, là où la magie et l’amour s’unissent pour percer les cœurs étrangers et faire vibrer les émotions à fleur de peau. Sans que Michel-Ange puisse le soupçonner, une relation forte unit les deux hommes : Mesihi, amoureux silencieux qui gareras tus ses sentiments, sera aussi le protecteur de Michel-Ange. Car comme dans toutes capitales, à Constantinople comme à Rome, les complots tissent la trame souterraine de la vie politique. Et sans le savoir, Michel-Ange est une fibre de cette vaste toile. Un fil que certains désirent trancher…
Après un « Zone » couronné par le prix Décembre 2008 et le prix du livre Inter 2009, Mathias Enard nous revient dans un registre résolument différent. « Parle-leur de batailles… » repose sur une thèse défendue par l’écrivain et bon nombre d’historiens : en 1506, Michel-Ange aurait voyagé jusqu’à Constantinople pour y bâtir, sur commande du sultan, un pont joignant Péra à la capitale. Les indices laissés à la postérité, et étayant cette thèse, sont consignés en fin d’ouvrage et ouvrent effectivement les portes à l’imagination : le croquis d’un pont, conservé au musée des Sciences de Milan, l’invitation du sultan, notifiée par Ascanio Condivi, biographe et ami de Michel-Ange, les lettres de l’artiste adressées à ses frères et reproduites par Michel-Ange dans son roman. Des indices significatifs, donc, sur lesquels s’appuie l’écrivain pour broder sa fiction. Car, bien que sérieusement documenté, « Parle leur de batailles… » demeure avant tout une œuvre romanesque. Dans sa construction, tout d’abord : trois types de narrations cohabitent au sein du texte. La première, et principale, à la troisième personne, mettant en scène le périple du Michel-Ange dans la capitale ottomane. La seconde, une série d’apostrophes, composées à la seconde personne, de la main d’un auteur inconnu – on soupçonne le poète Mesihi, mais on se trompe… – et destinées à Michel-Ange, dans un tutoiement intime et épicé, qui souligne toute la saveur et la chaleur d’un amour nocturne. De l’identification de cet émetteur dépend la chute du roman, et lorsque celle-ci survient, elle ne manque pas de produire sur le lecteur son petit effet. Troisième narration, enfin, celle des lettres de Michel-Ange, à la première personne, adressées à ses frères éloignés. Une œuvre romanesque, « Parle leur de batailles… » l’est aussi, et au-delà de sa forme, dans le fond. Si la thèse soutenue par l’écrivain est étayée au fil du texte par différentes supputations judicieuses que la réalité semble corroborer – la fresque ornant le plafond de la chapelle Sixtine aurait clairement été influencée par ce voyage oriental de l’artiste florentin : les scènes de vie dont aurait été témoin Michel-Ange auraient nourris son inspiration – cette hypothèse demeure le canevas, l’assise sur laquelle vient se déployer la prose attractive et évocatrice de l’écrivain et son imagination puissante : « Parle-leur de batailles… » prend en effet rapidement la tournure d’un roman d’évocation, pour ne pas dire d’invocation : le voyage, le dépaysement, la découverte, et avant tout l’amour constituent le tissu du récit. Etranger en terre inconnue, Michel-Ange vat à la rencontre du joyau ottoman avec le regard émerveillé d’un enfant : sous la plume généreuse et méticuleuse de l’auteur, les lieux, les situations, les personnages, l’éclat des couleurs, les fragrances multiples des parfums et des odeurs, tous les éléments de ce faste tableau se parent d’une luminosité exotique presque miraculeuse, d’une incandescence à la fois riche et exubérante qui fait littéralement renaître la capitale sous les lignes. Les odeurs, les sons, les bruits, les musiques, les dialectes, tous ces ingrédients qui font de la cité le cœur palpitant de l’empire ottoman se mêlent et se réfractent, s’assemblent et se complètent, magnifiés par la prose de l’auteur, pour étourdir et aveugler Michel-Ange autant que le lecteur. Tout vibre de lumière. Tout baigne de chaleur. Si voyage et dépaysement forment les arches solides soutenant l’édifice romanesque, la thématique de l’amour en constitue sûrement la clef-de-voûte : l’amour, en premier lieu, que croit nourrir Michel-Ange à l’endroit de la danseuse andalouse au charme magnétique. Amour platonique, pourtant, qui demeurera de surface. Plus important, l’amour tu que voue le poète Mesihi au génie florentin et qui ne trouvera malheureusement pas, dans le temps du roman en tous cas, de réciprocité. Un lien indéfectible unit pourtant ces deux hommes, et c’est ici que le travail de l’écrivain impose une habileté certaine : cet amour, dans l’imaginaire de Mathias Enard, vient étayer la thèse historique défendue : « Parle-leur de batailles… » se découvre ainsi comme le roman d’un amour inavoué, demeuré telle une phrase en suspens, dans l’expectative de la réalisation d’un fantasme enfoui, insatisfait par essence car inassouvi : détourné des élans profonds de son cœur par l’effervescence superfétatoire et hypnotique d’un monde nouveau et le charme exotique des êtres de chairs, Michel-Ange refuse de répondre aux avances silencieuses du poète épris. Ce n’est que bien plus tard, de retour dans sa patrie, loin du bouillonnement de la cité ottomane ensoleillée que l’amour inavoué ancrera pourtant ses racines dans le cœur de l’artiste florentin, et que le visage de l’être aimé en secret, ce lointain poète, viendra hanter sa mémoire jusqu’à influer sur son œuvre : le visage d’Adam, constituant l’un des tableaux de la fresque de la chapelle Sixtine, c’est la reproduction du visage de l’être chéri, et ces deux doigts qui se frôlent sans se toucher, le symbole d’un amour existant, réel, mais demeuré inabouti, soluble dans la lente fuite du temps.
Vampyres - Sable noir
Succédant au projet Sable Noir qui avait regroupé, autour d’une même table, une jolie brochette d’écrivains – Andréa H. Jappe, Maud Tabachnik, Jean-Bernard Pouy, François Rivière, Xavier Mauméjean, Denis Bretin – et de réalisateurs – Olivier Mégaton, Doug Headline, Xavier Gens, Eric Valette, Harry Cleven, Samuel Le Bihan – mettant en commun leurs efforts, plumes et caméras, sueurs et idées, pour adapter en courts métrages des nouvelles écrites autour d’une même thématique fantastique, et fort du succès de cette première mouture, l’alliance insolite est reconduite en 2009 pour un nouveau projet sur la base d’une nouvelle équipe et d’une thématique plus inscrite dans l’ère du temps : les vampires. Six écrivains font donc du coude à coude pour livrer six nouvelles prenant pour cadre la mystérieuse ville de Sable Noir et tourner leur imaginaire vers le vampirisme. Ces six nouvelles, publiées en livre de poche, sont ensuite portées à l’écran, format courts métrages, et, c’est là la nouveauté, adaptées en bande-dessinées. La formule paraît donc prometteuse, et le lecteur enclin au plic ploc purpurin de l’hémoglobine, de se pourlécher les babines :
Six nouvelles.
Six courts métrages.
Six BD.
Cacher-moi donc ce sang, que je ne saurais voir…
Premier texte à ouvrir le bal, Dans la peau, de Caryl Ferey, où l’on suit deux jeunes playmates, Sarah et Sherryl, bimbos aux formes généreuses et au cerveau étroit, prétendument actrices, tout du moins actrices en devenir qui tardent à l’être, cherchant à passer du bon temps pour pas cher durant leurs vacances sur la côte. Prises en autostop par Marco, un bellâtre mystérieux au regard cristallin et à la chevelure gominée, elles finissent par échouer dans une méga-party organisée dans un club privé. La musique pulse à fond sous les voûtes de ce caveau criblé de lumières stroboscopiques, du Drum and Bass qui ronronne en faisant vibrer les corps élastiques déjà fortement avinés. Ça snif et ça se biture à tout va. Ça s’enfourche à toutes les encoignures. Et le propriétaire des lieux, un certain Coleman, à la beauté irréelle, lustrale, trop pure pour être vraie, au sourire Colgate bi-fluor actif, ne tarde pas à faire tomber dans ses filets l’innocente et pulpeuse Sherryl, blonde pétulante du duo déluré. Mais rapidement, la fête tourne à l’étrange. A l’inquiétant. Au ça sent mauvais. Les convives liquéfiés dans des postures lascives, vautrés dans une luxure à peine tamisée, portent d’étranges masques, leurs regards perçant convergent vers Marco et Sarah avec une insistance fâcheuse, et la lueur qui papille dans le fond de leurs yeux translucides n’est pas franchement rassurante. Marco et Sarah, déguerpissent donc fissa, mais se perdent dans les back-room labyrinthiques de ce club sans sortie. Vision d’horreur lorsqu’ils découvrent Sherryl, affalée sur le lit du prince des lieux. Pas au mieux de sa forme. Fuir. Il faut fuir. Et ce n’est plus une foule de fêtards en furie qui se lance à leurs trousses, mais une armée de créatures aux canines effilées…
Ouverture trash, dévergondée, au ton clairement relâché. Glissé dans la peau de Sarah, la narratrice, tête froide de ce duo en chaleur, Caryl Ferey croque les vampires sur le mode méga-party. C’est fun. Ça ne se prend à aucun moment au sérieux. Les dialogues se bousculent en enchérissant dans une pétulance joyeuse. Ça se dévore en une bouchée, comme un pavé de steak tartare, en nous laissant un sourire goguenard sur le visage.
Second office, De Sang frais, saignée Brigitte Aubert. Franck Marvel vient d’atterrir, avec sa petite famille, dans un patelin paumé sur la côte bretonne : Sable Noir. Ancien paparazzi tentant de rompre avec une vie de bobo parisien où la coke et l’alcool constituaient le pain quotidien, Franck se refait une santé à la fraicheur des embruns. Journaliste dans le bulletin local, il couvre des évènements d’une platitude ectoplasmique. Jusqu’au jour où il découvre un cadavre échoué sur la grève. La mort est pour le moins violente : on a arraché le cœur de la jeune victime. Il ne reste de sa poitrine qu’un gros trou béant où l’eau s’engouffre. Les policiers enquêtent et, pas franchement besogneux, laissent l’affaire sans suite. Jusqu’à ce que survienne un second crime. Le mode opératoire se révèle le même. Franck se frotte les mains. Il tient là le sujet qui promet de le parachuter en tête de la pyramide médiatique, et sa queue de journaliste en mal de scoop en frétille d’allégresse. Les indices parlent d’eux-mêmes et orientent clairement l’enquête sur la piste d’un tueur en série. Un troisième crime, encore : un gamin à la poitrine perforée, laissant apparaître une cavité d’où l’on a extrait le cœur. Les soupçons de Marc se tournent vers Norman, vieux médecin de la petite communauté autarcique, collectionneur de croix christiques. Est-il vraiment le coupable ? Quel serait son mobil ? Marc ne tardera pas à le découvrir, peut-être à ses dépends.
Nouvelle du recueil qui prend la tournure d’une enquête policière. L’ambiance est marine, humide. Il fait froid, il vente, il pleut constamment à Sable Noir, bout de cailloux accroché au-dessus de l’océan, exposé aux bourrasques de la marée, et les villageois, cloitrés dans une impavidité inquiétante, forment une populace qui ne laisse rien présager de bon. Nouvelle à chute, De sang frais se lit bien et se lit vite, notamment pour son cadre bien campé, à l’aura mystérieuse, et son personnage central de Marc, ancien chasseur de scoop reconverti qui tiendra là, peut-être, matière à relancer sa carrière, ou à y mettre un terme définitif…
Troisième donation, Le Vrai du Faux, de Thierry Jonquet. Incontestablement la nouvelle la mieux écrite du recueil. Dans le petit village excentré de Sable Noir, un propriétaire anglais, Lord Stocker, loue son manoir à des couples de riches excentriques qui laissent libre cours à leur imagination érotique sans limite. Au grand bonheur de Cristoferli, vieux retraité lubrique, dont la maison, sise précisément en face du manoir, ouvre une vue plongeante et imprenable sur la baie vitrée du grand salon où se jouent les ébats sulfureux. Là encore, des crimes sanglants viennent perturber la quiétude du petit village. Les locataires masculins du manoir – Renfield, Tepes, et Harker – sont retrouvés morts aux petites lueurs de l’aube. Quant à leurs demoiselles, Sarah, Lucy, et Mina : envolées, disparues sans laisser la moindre trace. Et les hypothèses, au sein des villageois, ne manquent pas de circuler… On sait pourtant que la nuit du trois décembre, à Sables Noir, il faut rester calfeutré chez-soi, et ne sortir sous aucun prétexte. Consignes élémentaires que les couples d’étrangers insouciants n’ont de toute évidence pas respecté. Imprudence préjudiciable s’il en est…
Le ton est résolument drôle, cocasse, mordant, les dialogues brillent d’une intelligence sournoise, les situations et les personnages sont croqués d’une plume alerte et malicieuse. On se fend d’un large sourire à plus d’une reprise, et les interventions de la figure du curé du village, ancien aumônier de la légion étrangère, qu’on imagine comme une sorte de Rambo en soutane, au verbe grossier, au franc parlé grivois, qui résume les choses et le monde en mots très simples sans s’encombrer de la réserve que lui impose son sacerdoce, ne manquent pas de venir pimenter cette agréable histoire de faux vampires. Un petit régal dont on se délecte sans modération.
Quatrième offrande, La Maison sur la Colline, d’Ann Scott. Seule nouvelle véritablement hors-sujet du recueil. Où l’on suit les pérégrinations d’une jeune femme dont la mère, célèbre et riche actrice, mariée à un banquier, récemment divorcée, a fait l’acquisition d’une imposante propriété perdue à la périphérie d’un village coupé du monde : Sable Noir. Ayant durant des années délaissé sa fille au profit de sa carrière, la mère compte bien rattraper le temps perdu en invitant cette dernière à venir vivre dans la demeure nouvellement acquise. La complicité s’installe rapidement. La jeune narratrice apprend à connaître cette mère qui ne l’a jamais été. Jusqu’au jour où un accident met fin à cette douce relation. Résolue à préserver la propriété de la vente, la jeune femme combat la volonté de son père uniquement sensible aux sirènes de l’argent, et, abandonnant définitivement ses études sur Paris, s’établit dans la propriété. Mais les nuits deviennent agitées. Des formes évanescentes semblent rôder dans les couloirs. Des bruits incongrus ponctuent le quotidien… Tout porte à croire que la maison est hantée. Par qui ? Par quoi ?
Point de vampire dans cette nouvelle qui exploite les ficelles fantastiques des vieux classiques du genre pour servir au lecteur un récit plutôt léger sur le thème, on l’aura compris, de la maison hantée, sur fond de drame familiale. Réussi, mais hors-sujet !
Cinquième saignée, Alizarine, de Colin Thibert. Gégé, énorme baraque, a chu de son piédestal de grande frappe du quartier depuis qu’un bout-de-choux a débarqué dans son existence : Garance, sa petite fille âgée de dix mois. Depuis la naissance du bébé, Gégé est un véritable papa-poule. Finis les franches tranches de rigolades, les soirées arrosées entre potes, les rodéos nocturnes en voitures, les délits mineurs pour arrondir les fins de mois. Gégé a remisé sa casquette de voyou aux gros muscles pour endosser le costume de papa au grand cœur. Ce que Kader, ami de longue date avec lequel il s’est livré aux quatre cent coups, déplore. Dans le couple, c’est Anaïs qui porte la culotte, comme on dit : tandis que Gégé, au chômage, passe ses journées à s’occuper de son adorable fille, Anaïs, sa compagne, travaille au supermarché du coin en tant que caissière. Mais Gégé, en dépit de l’amour qu’il voue à sa petite, s’ennuie copieusement. Il nourrit des plans pour l’avenir : il caresse l’idée de devenir marchand forain. Indépendance, revenus fixes : la perspective a son charme. Oui mais voilà. Pour réaliser un tel projet, il faut de l’argent. Et les banques sont prêtes à le soutenir mais seulement s’il dispose d’un pécule de départ… Aussi, lorsque Kader lui propose de participer à un coup dont l’issu est assurément juteuse, il n’en faut guère plus pour convaincre Gégé. La cible de leur méfait : une demeure un peu excentrée, opulente propriété d’une vieille et riche grabataire qui ne sort jamais de chez elle. Gégé et son compère planifient leur cambriolage. Mais lorsqu’ils investissent les lieux, une surprise de taille les attend…
Nouvelle exploitant le registre comique, où l’on suit donc un duo de véritables bras-cassés dans un cambriolage claudiquant. Le cadre, une cité d’un quartier populaire, apporte au thème un éclairage original. Gégé, en grande frappe à l’abyssale crédulité, et son pote Kader, en petit voyou qui démarre au quart de tour, forment un tandem de choc, bigarré et complémentaire, dont les péripéties autant que les maladresses poussent souvent au sourire. Le ton reste léger, la prose agréable, les personnages décrits avec tendresse, et cette excursion du vampirisme dans l’univers du cambriolage convainc par la justesse de ses protagonistes résolument antiaristocratiques.
Dernière nouvelle de cette excursion vampirique, Les âmes Bâtées, de Pierre Pelot, incontestable réussite du recueil, qui plafonne bien au-dessus du niveau de ses congénères. Loin des facéties, de la légèreté, et du second degré employés avec quelque constance dans la plupart des autres textes, Pierre Pelot déploie ici un registre fantastique de la plus belle facture qui ne prête aucune place au sourire. Le climat de sa nouvelle est diablement oppressant : un petit village perdu dans la campagne profonde, Sable Noir, enserré dans une brume compacte, presque consistante, et un couple échoué là : Florianne et Toussaint Lantenier, partis à la recherche du père de ce dernier, Norbert, récemment rendu propriétaire d’une petite maison dans les environs. Les quelques habitants que le couple rencontrent sur leur chemin et auprès desquels ils tentent de quérir quelques informations, se montrent d’une étrangeté inquiétante : bourrus, sauvages, patibulaires, la pensée et le langage épais. Réfugiés dans la demeure vide du père, Florianne et Toussaint attendent vainement le retour du disparu promis par deux vieux amis. Mais entre les murs de la bâtisse, d’obscures forces semblent s’éveiller à la nuit tombée. L’angoisse croît à mesure que l’on s’enfonce dans ce récit étouffant : on découvre peu à peu qu’une communauté entière occupant Sable Noir a été décimée dans un lointain passé. Et une malédiction semble s’appesantir sur ses terres malfamées. Malédiction dans laquelle Toussaint et Florianne ont un rôle déterminant à jouer. A leur dépends, bien entendu.
Pierre Pelot, au cours de sa nouvelle, cultive donc un registre fantastique du plus bel acabit : l’angoisse tenaille progressivement le lecteur. Savamment entretenue, elle enfle peu à peu, déployant ses circonvolutions noueuses au gré des pages, semblables aux serpents de brume qui enlacent Sable Noir. Dans la succession des nuits opaques, les formes se perdent, les bruits étouffent, rien ne subsiste. Florianne et Toussaint se retrouvent littéralement happés dans une sorte de No Man’s Land, en dehors du monde, coupés de l’extérieur, prisonniers d’un endroit qui se pare d’une aura maléfique. Claustration des êtres dans un cadre où la folie guette. Pierre Pelot conduit sa nouvelle avec une maîtrise qui force le respect, et nous rappelle que le fantastique, le vrai, encore aujourd’hui, ça s’écrit.
Six nouvelles donc. Six textes au registre, à la trame, au ton bien différents, qui se démarquent chacune par leur petite musique intérieure mais se complètent dans le traitement de leur sujet commun. Tour à tour drôles, amusantes, glaçantes, oppressantes, inquiétantes, captivantes, ces nouvelles, à sucer sans modération, n’invitent qu’à une chose : se plonger dans leur portage cinématographique et leur adaptation en bande dessinée. En clair, une initiative à saluer.
Gilles LEROY - Zola Jackson
Août 2005. A près de quarante années d’intervalle de l’ouragan Betsy, la Nouvelle Orléans est de nouveau frappée par la fureur des vents : Katrina ravage le détroit du Mississipi. Zola Jackson, institutrice à la retraite, refuse d’abandonner sa maison pour suivre la migration d’une population locale aux abois. Calfeutrée chez elle avec sa chienne Lady, elle compte bien, comme par le passé, vaincre les éléments. Tandis que le vent décapite les bâtiments alentours, alors qu’inéluctablement, l’eau emplit son intérieur, Zola Jackson se raccroche à son passé comme à une bouée : elle repense à Aaron, son mari, qui a bâti de ses mains la maison ; elle repense à son fils Caryl, enfant surdoué, fierté de sa mère, dont l’intelligence le promettait à un avenir plein d’estime ; elle repense à Troy, son petit ami, qu’elle a toujours détesté d’une acrimonie souveraine; à Nina, aussi, sa nièce, qui venait souvent lui rendre visite pour combler ses jours de solitude… C’est avec l’évocation de ses figures chères que Zola affronte la tempête. Car bientôt, les digues encadrant la Nouvelle Orléans et protégeant ses zones peuplées cèdent les unes à la suite des autres. Et les flots impétueux se répandent, submergeant les rues, engloutissant habitations comme habitants, emportant dans leur sillage les agrégats mortels de la ville pulvérisée : lampadaires, parpaings, vitres, poutres, voitures, arbres, toitures... Zola, impuissante, assiste à la perte progressive de ses possessions, et chaque heure se transforme dès lors en combat pour la survie. Elle se réfugie dans sa chambre, au premier étage, tandis que les eaux croupies envahissent son rez-de-chaussée. Sous ses fenêtres, les courants boueux et nauséabonds charrient des cadavres au visage gonflé. Les cris des survivants réfugiés sur les toits des bâtiments implorent l’aide d’un gouvernement absent, la miséricorde d’un Dieu sourd. Mais la Nouvelle Orléans semble oubliée de tous, et, à l’instar de Zola Jackson, elle doit subir Katrina seule, livrée à elle-même, sans espérer compter sur une quelconque aide extérieure.
Dans ce court roman de cent cinquante pages, Gilles Leroy se glisse dans la peau d’une noire américaine opiniâtre, revêche, et en brosse un portrait intime d’une profonde justesse. Loin d’opter pour un angle qui mettrait en avant le catastrophisme de la situation, il préfère user d’une narration autocentrée sur son personnage principal, éclairant, par le biais d’un travail introspectif, sa vie, son passé, ses déboires, ses espoirs et ses échecs, ses doutes et ses failles, tissant en filigrane le tableau de la communauté noire de la Nouvelle Orléans dans une Amérique des années 70. Les évènements, rapportés sans soucis de linéarité, ponctués d’ellipses, de retours en arrière, s’assemblent au fil d’un récit en sursauts à l’image de cette ville extérieure qui se désagrège sous la fureur des éléments. Figure essentielle du passé de Zola, celle de son fils, Caryl, surdoué, homosexuel assumé, chéri d’un amour inconditionnel, souvenir salutaire qui hante la mémoire maternelle avec la constance des bourrasques du vent. Zola se souvient de son combat contre la maladie. Elle fait la somme des souffrances de son existence et ne peut qu’en vouloir un peu plus à ce Dieu haut perché qui semble lorgner les hommes d’un regard dédaigneux. Tout cela est porté par une prose pleine de piment et de verve, une langue savoureuse, âpre et vivace : c’est la voix de la narratrice que reçoit le lecteur, le récit étant écrit à la première personne. Zola avait tout pour devenir écrivain, comme le lui avait toujours répété son fils et son mari, et le témoignage qu’elle nous rapporte de cette épreuve, le travail sur la mémoire qu’elle opère, en deviennent la preuve formelle et belle. Le roman de Leroy n’est cependant pas exempt de défaut. Si le parti-pris narratif d’opter pour un point de vu interne qui cantonne le champ de vision à l’unique optique de la narratrice, Zola, permet de brosser de ce personnage romanesque un portrait d’une émouvante authenticité, si l’on comprend bien que l’évocation de ses souvenirs et de son passé reste la seule garante de sa survie, ce traitement autocentré occulte en contrepartie l’action extérieure : les ravages de Katrina ne sont évoqués qu’avec parcimonie, en arrière-plan, au travers d’une lorgnette par trop étriquée, et ils n’acquièrent pas l’ampleur, la dimension qu’ils auraient peut-être mérités. Plus intérieur qu’extérieur, plus rétrospectif que descriptif, ce parti-pris narratif, s’il convainc par sa justesse, laisse un peu le lecteur baroudeur sur sa faim.
Pascal GARNIER - Le grand loin
Marc, sexagénaire lassé de son existence insipide, décide de plaquer du jour au lendemain son quotidien pour emmener sur les routes de France sa fille Anne internée en hôpital psychiatrique. Aucune destination arrêtée à cette fuite vers l’avant : il y a la perspective imprécise de gagner Agen, ville évoquée empiriquement lors d’une conversation entre invités. Mais pas d’autre but précis. Il s’agit avant tout de rouler. D’oublier dans le mouvement et la vitesse la vacuité d’une vie sans relief. D’anesthésier dans la fuite et le défilement des lieux ce vide existentiel qui happe le désir autant que la volonté. Lorsque le monde et la société nous apparaissent pour ce qu’ils sont de pire : d’immenses rouleaux à laminer les âmes. Marc, personnage amorphe et placide, tente à cette occasion de renouer, ou, plus exactement, de tisser des liens avec sa propre fille qu’il ne semble pas connaître. Mais le road-trip ne prend pas la tangente escomptée : loin de partager et d’échanger, sa fille demeure hermétique, se dévoilant pour ce qu’elle est réellement : une malade, asociale et capricieuse, voire dangereuse. Leur petite virée sème bientôt dans son sillage une bande blanche de cadavres. Et il faut du temps à Marc pour accepter l’inavouable : sa fille est la meurtrière. En tout un chacun subsiste des angles morts, des zones d’ombres que ni la compréhension ni le regard ne peuvent percer. Chez Anne, ces angles morts demeurent inexpliqués. Sa folie ne trouvant aucune justification : là n’est pas l’objet de l’écrivain.
Dans ce court roman de cent cinquante pages, Pascal Garnier met à jour l’une des tares de notre société : l’absence de communication entre les individus, et l’effet délétère d’un quotidien si borné et répétitif qu’il en devient sans intérêt. Ses personnages, croqués avec une tendresse certaine par une plume généreuse, fluide, et délicieusement poétique, nous sont présentés comme enveloppés d’une gangue froide, sans réelle profondeur. Un manque d’épaisseur qui pourrait susciter le reproche, mais qui sert, au final, l’enjeu du Grand Loin : à savoir, dénoncer la déshumanisation progressive des individus dans une société sans direction, sans directives. Ce n’est pas en adoptant un gros chat pataud que Marc réussit à sensibiliser sa fille. Ce n’est pas non plus un achetant, sur un coup de tête, un camping-car qui leur permettra de poursuivre leur voyage avec ce sentiment rassurant d’emmener leur chez-soi n’importe où. Les piètres tentatives du père pour perforer la carapace de sa fille se soldent par une constante suite d’échecs. Anne a quelque chose du monolithe, glacial et opaque. Et Marc, père qui n’a probablement pas rempli son rôle par le passé, récolte les fruits de son absence : sa fille restera à ses yeux une inconnue dangereuse, et il ne pourra jamais la comprendre, ni même l’approcher.
Le roman ne sombre pourtant pas dans le drame. L’atmosphère n’est pas qu’au malaise : un humour noir et grinçant égaye le récit par petites touches. L’ironie corrosive, parfois, entre en jeu pour dédramatiser de manière judicieuse la tension de certains passages, et certaines situations ne manquent pas de confiner au loufoque ou à l’absurde, poussant le lecteur au sourire : lorsqu’Anne est obligée d’amputer son père d’un doigt mangé par la gangrène. Dans le même ordre d’idée : lorsque le père et la fille font un passage chez un médecin pour soigner le doigt douloureux. Le septuagénaire en blouse blanche, chenu et chevrotant, maigre comme un squelette, semble tout droit sorti d’un conte. L’écrivain le décrit comme une espèce de caricature inquiétante. A l’image de cette vacuité abyssale qui semble présider l’existence de Marc et dont il tente vainement de s’extirper, les personnages rencontrés au fil des pérégrinations demeurent des êtres sans intérêts, sans réelle épaisseur. Ce n’est définitivement pas à leur contact que Marc peut espérer grandir : un groom qu’il paye pour coucher avec sa fille, un immigré italien baragouinant deux trois mots de français… C’était un peu comme si cette vacuité abyssale lui avait mis le grappin dessus et qu’elle l’harnachait à la réalité sans possibilité d’échappatoire. Marc est littéralement cerné par la médiocrité. Habileté toute ironique de l’écrivain : « Le Grand Loin » n’est qu’une illusion. « Le Grand Loin » demeure et demeurera inaccessible à Marc et sa fille. Un lointain bancal et fantasmé que Marc ne se donnera à aucun moment les moyens d’atteindre, prisonnier qu’il est de son manque d’imagination, d’envie, et de perspectives… Son Road-trip est à l’opposé de ce qu’il devrait être : l’évasion en est absente. Le dépaysement est une utopie. Et loin de guérir sa fille de sa maladie, c’est plutôt l’inverse qui se produit : c’est la folie d’Anne qui se contamine au réel, et, par corolaire, à Marc. Par ce renversement habile des codes, l’auteur parvient à faire du Grand Loin une sorte d’anti Road-trip. C’est là sa réelle réussite.