La-Cave-aux-Mots

Frank CONROY, écrivain et musicien américain décédé en 2005, a laissé derrière lui une oeuvre littéraire peu étoffée dont « Corps et Ame » constitue probablement la pièce maîtresse. Inspiré en grande partie par son passé de pianiste de jazz, le roman ouvre au lecteur une porte sur le monde confidentiel de la musique (classique, contemporaine, mais aussi jazz) en évoquant le portrait de Claude Rawlings, jeune pianiste prodige, le tout campé dans un New York d'après-guerre en pleine mutation.

C'est dans le sous-sol délabré d'une cave qu'il partage avec sa mère, Emma, chauffeur de taxi rustre et pataude, que le jeune Claude, sept ans, vient à la musique : un petit piano blanc occupe un coin de sa chambre, et il y passe ses premières heures, fasciné par les sons que ses sollicitations arrachent à l'instrument. Rapidement, la musique devient son unique centre d'intérêt : elle comble un vide affectif laissé par une mère égoïste et par l'absence d'un père parti après sa naissance. Mr Weisfeld, propriétaire d'un magasin de musique à l'angle de sa rue, ne tarde cependant pas à remarquer les prédispositions du jeune musicien. Désireux de donner à Claude une chance dont il n'a pas pu profiter par le passé, il le prend sous sa tutelle et lui enseigne les rudiments du piano, du solfège... La position sociale et le contexte familial de Claude le destinaient à un avenir médiocre, qu'on devine fait de petits larcins, de boulots en dilettante. Mais son génie pianistique, reconnu par les bonnes personnes au bon moment, finit par lui ouvrir une toute autre voie. A force de rigueur, de pugnacité, de discipline, porté par une passion inépuisable, Claude gravit les échelons de la société et embrasse une carrière exemplaire que beaucoup lui envient. Au gré de ses rencontres et de ses expériences, il se dépare des zones d'ombres qui continuent de le poursuivre (toutes rattachées à son enfance : le mystère de sa filiation, l'absence d'une figure paternelle, le dédain de sa mère...), pour s'acheminer vers la maturité de l'adulte. C'est à cette ascension sociale - parfaite réalisation de l'« American Dream » - et à ce parcours initiatique que « Corps et âme » nous invite...

De la petite cave miséreuse où le jeune pianiste esquisse ses premières gammes, à sa réussite professionnelle sous le feu des projecteurs vingt-six ans plus tard, Frank CONROY, habile chef d'orchestre d'un roman à plusieurs pupitres, nous délivre avec ce « Corps et âme » sa passion frémissante pour la musique sous toutes ses formes. La musique classique, bien entendu : celle que Claude décortiquera jusqu'à en appréhender la substantifique moelle, l'essence génitrice, perçant son caractère rigide et rigoureux à force d'un travail acharné. La musique contemporaine, aussi, au langage complexe et hermétique qui reste l'apanage d'une élite. Le jazz, enfin, courant de libération, musique iconoclaste et cosmopolite par définition, à l'improvisation libératrice, à la chaleur contagieuse... Autant de genres mis à nu par l'auteur, parfois en termes techniques et savants, parfois de façon plus imagée et poétique. La gageure de l'écrivain étant de ne jamais sombrer dans le rébarbatif : sa vocation première est de rendre accessible au lecteur néophyte ou mélomane la compréhension d'un langage universel (la musique) qui transmet la force des émotions comme aucun autre. Et sur ce point, le roman est une réussite : il parle de musique sans jamais laisser son lecteur sur le bas-côté. Au centre de cette galaxie musicale, le personnage de Claude, au caractère un peu fade, manquant peut-être de saillis, de reliefs. Sa personnalité captive moins que sa trajectoire personnelle et ce qui la conditionne : son amour, sa passion inconditionnelle pour la musique. Claude est dès le départ un prodige de l'instrument. Pour lui, la musique est tout : elle englobe et intègre sa propre vie. Elle est sa consistance, sa trame intime, son nécessaire corollaire, sa matière première, sa source primaire. Claude vit littéralement à travers la musique, et la musique vit à travers lui. Rarement, dans un roman, ce rapport fusionnel n'aura été si justement transcrit. Alors bien sûr, l'agencement particulier des évènements qui permettent à son don de s'épanouir, cette succession parfois improbable de belles rencontres, de coïncidences bienvenues, de soutiens indéfectibles, peuvent prêter à sourire par leur caractère foncièrement romanesque - car oui : au niveau professionnel, Claude est gâté par la vie... Mais à regarder de plus près la carrière de certains grands musiciens actuels, on s'aperçoit que le don de départ ne fait pas tout, que la vie se doit de s'articuler d'une certaine manière pour faire éclore un talent, et en ce sens, le cheminement de Claude s'avère moins irréaliste qu'il n'y paraît. Le don et la volonté de le cultiver : les deux ingrédients clés de la réussite. Le reste, ce sont donc des rencontres. Et c'est ce que déploie, avec une certaine prolixité, Frank CONROY, en brossant autour de Claude une galerie foisonnante de personnages tous plus attachants les uns que les autres. Il y a Mr Weisfeld, son mentor, à la fois professeur et père de substitution, confident, ami : ils partagent tous deux une complicité presque filial ; il y a Fredericks, son grand professeur de piano, qu'on imagine volontiers comme une sorte de Chopin des temps modernes, avec sa silhouette fluette, sa délicatesse et son raffinement de dandy ; il y a Ivan, son ami d'université, curieux de tout et inépuisable sur quelque sujet que ce soit ; il y a Mr Otto Levits, son agent, d'une patience olympienne ; Il y a Vladimir Popkin, le chef d'orchestre à l'accent bavarois ; et Frescobaldi, le violoniste concertiste à l'éblouissante virtuosité, qui dévore la vie avec un appétit d'ogre... Autant de rencontres inoubliables et décisives : elles permettent à Claude de s'élaborer en tant qu'individu, de se construire en tant qu'adulte, et elles pallient une absence criante de lien familial, une carence affective jamais affirmée mais qui reste pourtant la source d'une douleur et d'une faiblesse dangereusement souterraines. Evidemment, un roman tout entier placé sous le sceau de la passion ne serait rien sans ses figures féminines, bien présentes ici : Eva, son amour de jeunesse ; Catherine, l'obsédante et hautaine beauté qui le hantera des années durant ; Lady, son épouse... Sous la prose de l'écrivain, les existences se croisent et vibrent, formant la fresque sociale d'un milieu et d'une époque effervescente : celle des années cinquante aux Etats-Unis. Et en arrière-plan, comme soulignant de façon judicieuse l'élaboration de la personnalité de Claude, la ville de New York abritant le décor de l'action, ses rues en constante construction, ses bâtiments qu'on démolit à un rythme stakhanoviste, le jeu des tractations et des mains-mises politiciennes sur les propriétés pour réaliser des plans d'urbanisme où les prescripteurs comme les entrepreneurs sortent toujours financièrement gagnants. Le caeur de l'Amérique qui se détruit pour mieux se reconstruire et s'épanouir, à l'image du caeur de Claude le pianiste virtuose, amant de la musique et âme écornée, qui imprime à ces sept-cent pages la pulsation de son rythme passionné et accuse les blessures de l'existence pour battre de plus belle.

Déclaration d'amour à la musique (classique, jazz, contemporaine), à sa pratique, à son élaboration (improvisation, composition) ; fresque sociale portée par une plume gaillarde et alerte ; hommage à un New-York d'après-guerre en pleine transformation ; critique voilée d'une bourgeoisie confite dans ses préjugées et son hypocrisie ; « Corps et âmes » c'est tout ça, et un peu plus : un roman sonore qui élargit son spectre pour s'approcher au plus près de l'essence de la musique, de sa magie insaisissable, de son caractère atemporel et éphémère pour la retenir entre ses lignes en un écho magnétique, envoûtant. Lorsque le poids des mots transcende les sons.

A découvrir.